The Memory Remains

The Memory Remains


Je dédie ce deuxième conte à ce monsieur qui venait chaque jour dans le restaurant ou je travaillais, et qui prenait tout le temps les places où il n'y avait ni lumière, ni contact direct avec d'autres personnes. Même si l'idée d'un objet maudit me vint lors de mon adolescence, il aura fallu la visite de cet homme pour que les idées se combinent et forment cette seconde histoire.

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Comme tous les matins depuis trois ans, Vincent va prendre un plateau composé d’un café et d’un croissant dans la petite cafétéria du centre commercial située à deux pas de son lycée.
Comme tous les matins depuis trois ans la serveuse met plus de dix minutes avant de prendre sa commande, parce qu’elle ne s’intéresse pas à Vincent. D’ailleurs, personne ne s’intéresse à lui et il le sait.
Légèrement plus rond que la moyenne, au physique n’entrant pas dans une futile normalité, Vincent est du genre à s’asseoir à la place assombrie par une ampoule grillée, et à faire profil bas lorsqu’il marche. Cela étant, même au centre d’une pièce pleine à craquer de ses semblables, il n’est pas là. Comme un spectre perdu parmi les vivants. Les chaos de la vie et les brimades incessantes ont eu raison de l’enfant joyeux qu’il était jadis, le rendant hermétique à toute forme de sociabilité. S’en suivirent une dépression et une thérapie aussi longue que difficile auprès d’une psychologue qui a su, avec énormément d’attention, l’écouter et lui donner le temps nécessaire vers une voie de guérison, sous le regard lointain de parents totalement absents.
Pour ce faire, le docteur lui confia dans un premier temps trois cahiers de couleurs différentes : le rouge pour les moments de colère, le noir pour ceux de tristesse et le bleu pour les joies. Le but étant d’inscrire sur ceux-ci chaque émotion qui parcourait le jeune homme, les ranger chacune à une place, afin de « remettre en ordre » ce puzzle qu’était devenu le cerveau de Vincent.
Au fil du temps, et d’efforts, Vincent abandonna ses cahiers pour se constituer un journal intime dans lequel il attribua des couleurs pour chaque protagoniste entrant dans son existence ( si peu nombreux soient-ils ).
D’ailleurs, lorsqu’il était penché sur son journal, plus rien ne semblait exister pour lui. Comme si sa main et ses stylos étaient en symbiose et que toutes ses pensées coulaient de son sang pour se matérialiser en suite de mots, encrés sur les pages blanc crème.
Alors, bien calé contre le dossier d’une chaise au confort amoindri, Vincent grattait le papier, comme possédé par son journal.
Jamais personne ne pourra le lire, car il le protégeait plus que sa vie. Cependant , si quelqu'un venait à le trouver, voici ce qu’il pourrait, en partie, lire des événements qui eurent lieu au cours de cette dernière année :

05 Septembre : Rentrée scolaire minable et grandes retrouvailles avec cette brute de Matt Deviers, je vais devoir encore subir ses tentatives d’intimidation, ses moqueries ou ses coups bas. Sa lâcheté est ce qu’il y a de plus développé chez lui à défaut de ses neurones, incontestablement. Il est l’archétype du branleur que je vais devoir supporter encore deux ans et au fond de moi, toujours cette irrésistible envie de lui coller mon poing dans la gueule. Une année qui risque d’être longue…
25 Décembre : Pensées trop sombres et aucune envie… malheureusement…
14 Février : Pire date connue de ce foutu calendrier pour les gens comme moi. Un jour complet où l’on doit subir les pires niaiseries possibles et imaginables où, nous, célibataires ( endurcis de préférence ) existons encore un peu moins dans le paysage des gens heureux…
13 Mars : A trouvé un boulot pour cet l’été, adaptable dès la rentrée à mes heures de cours. Enfin une bonne nouvelle…
20 Juin : La fin d’année approche, plus qu’un an à tenir dans ce lycée et après… après…

Bien que son travail sur lui fut plus que favorable, Vincent restait toujours trop renfermé. Mais quelque chose de surprenant lui arriva au cours de l’été.
Il avait réussi à décrocher un poste de vendeur dans un espace culturel, assigné au rayon des loisirs créatifs.
« Une aubaine pour moi qui suis aussi manuel qu’un manchot. » Ne pouvait-il s’empêcher de penser.
Après un bref entretient peu convainquant avec son nouveau supérieur ( entretient qui d’ailleurs valut beaucoup de lignes assassines dans le journal du jeune homme ), on lui présenta celle avec qui il travaillerait et qui allait bouleverser le courant de sa vie si monotone. Une jeune fille un peu plus âgée que lui, une jolie petite rousse aux yeux bleus et au sourire charmeur, répondant au doux nom d’Elina.
Une sensation jusqu’alors inconnue transperça le corps de Vincent. Un mélange d’électricité, de frissons et de sensations de bonheur lorsque celle-ci lui prit la main pour la serrer avec une extrême délicatesse.
- Ne t’en fais pas, notre rayon est plutôt calme comparé à ceux des autres collègues. Nous aurons tout le temps de faire connaissance, lui dit-elle avec un air amusé, avant de se faire reprendre par leur supérieur :
- Je vous rappelle, pour votre gouverne mademoiselle, que vous n’êtes pas là pour vous faire des amis, mais pour travailler. Et à ce propos, je connais une réserve qui aurait bien besoin d’un grand rangement, souffla-t-il en tournant les talons.
- Pfff, pauvre type… chuchota-t-elle avant de reprendre une voix normale et d’ajouter avec un sourire : Bon ! Rangement alors ?

Travailler tous les jours aux côtés d’une créature si douce était le plus beau cadeau que lui offrait le destin.
Aussi, tout se passait magnifiquement bien.
Les jours se suivaient, la compagnie d’Elina opérant un changement radical en Vincent. Depuis quelques temps il marchait droit et fier, faisait attention à lui et s’octroyait même le droit à de petites touches de coquetterie afin de paraître un peu séduisant. Mais plus que tout autre chose, c’est l’écriture de son journal qui avait changé… Le noir avait en partie disparu de ses pages et d’autres couleurs avaient fait leur apparition. De l’encre rose lorsqu’il gravait le prénom de la jeune fille, du vert quand il sentait le besoin de se mettre en scène, du mauve, pour des émotions grandissantes. Car en effet, l’amitié se transformait progressivement en quelque chose de plus profond en lui. Il ne supportait ni les fins de journée, ni les ( toujours ) trop longs week-ends, quand on la lui dérobait.
Très vite, une complicité de plus en plus intime s’installait entre les deux jeunes gens. Ils échangèrent leur numéro respectif, s’appelant parfois durant des heures pour rire, se raconter leur vie, ou se plaindre avec amusement de la dureté de leur célibat. Elina expliquait le fonctionnement de la gente féminine à Vincent qui en échange, faisait un listing des caractéristiques dites du « gentil garçon »…
Et donc, ce matin là, Vincent utilisa tant d’énergie à l’écriture de son journal, qu’une seule petite bouchée avait été arrachée de son croissant et que le café, froid depuis longtemps, resta immobile dans le fond de sa tasse en verre.

26 Août : Bientôt deux mois que je travaille avec Elina et qu’elle remplit de joie chacun de mes instants. La rentrée se fait dans moins de trois semaines mais je sais que je vais d’ores et déjà sécher quelques cours afin de la retrouver au plus vite… je pense même l’inviter sous peu, peut-être pour boire un verre, se faire un ciné et… enfin, je préfère me laisser du temps pour imaginer une soirée idéale…

Ainsi, après plusieurs jours d’hésitation, le jeune garçon se lança enfin et à sa grande surprise, Elina accepta volontiers l’invitation.
Et c’est alors que par un soir de septembre, élégamment habillés, les deux amis se retrouvèrent devant le cinéma, prêts à se caler au fond des sièges moelleux et à dévorer le film d’épouvante qu’ils avaient choisi de voir ensemble. Mais dans la file d’attente, un imprévu vint gâcher ce moment. Matt déboula avec sa bande de comiques et croisa le regard de Vincent…
- Hey, Vincent ! Qu’est-ce que tu fous là ?
Ses yeux se posèrent aussitôt sur Elina.
- Et en charmante compagnie qui plus est… dit-il en prenant sa frêle main pour mimer un baiser. La jeune fille rougit.
- T’es un cachottier Vince… vous êtes euh…
- Elina, sa collègue, répondit la jeune fille un peu embarrassée.
Le jeune homme pouffa de rire et murmura en se tournant légèrement vers ses amis :
- Ouais, je me disais aussi… Bon et bien bonne soirée, peut-être nous verrons nous après… reprit-il à voix haute, adressant un clin d’œil à Elina.
Après un petit silence imposé, la jeune fille essaya :
- C’est un de tes amis ? Il est assez mign…
- Nan c’est un sale con ! répondit-il d’un ton sec.
La jeune fille parut choquée par les paroles de son ami.
- C’est la première fois que je t’entends parler comme ça, et laisse-moi te dire que je n’aime pas le Vincent qui vient de se manifester, dit-elle.
Vincent ne savait que répondre tant il se sentait mal, mais une tape sur son épaule le sortit de ses pensées.
- Allez ! On ne va pas planter notre petite soirée pour ça, hein ? dit-elle en souriant plus belle que jamais dans les lumières multicolores que dégageaient les différentes enseignes du cinéma.
- Oui tu… tu as raison , excuse-moi… se reprit-il, légèrement honteux.
- Et tu auras l’occasion de m’expliquer plus tard tout ce que t’a fait ce type pour animer en toi cette forme de colère, ajouta-t-elle avant de poursuivre : Tiens, c’est à nous !
Puis les deux amis s’avancèrent :
- Bonsoir madame, deux places pour…

Tout se passait exactement comme dans les rêves les plus fous de Vincent. Elina se collait à lui dans les moments de suspense. Ils échangeaient des regards, parfois mêlés de sourires lors des instants plus légers.
Le film terminé, la foule regagnait la sortie, avec pour la plupart d’entre eux des étoiles plein les yeux et de délicieux frissons de plaisir en repensant à quelques scènes effrayantes. Du moins, c’était le cas pour Elina et Vincent, laquelle lui proposa de le raccompagner en voiture.
Installés à bord d’une petite Renault 5 blanche, les deux jeunes gens entamèrent un court débat sur la projection, les vieilles ampoules orangées des réverbères pour seule lumière.
- Alors ? Sympa comme film , non ? demanda Elina.
- Il y avait quelques trouvailles en effet, mais bon, le héros s’en sort encore et toujours face à un type qui aura beau tout se prendre dans la tronche, sans qu’il ait ne serait-ce qu’une petite égratignure ! répondit Vincent en riant.
- C’est normal. Tu imagines payer aussi cher pour voir le héros mourir au final ? Quelle frustration ! s’amusa-t-elle avant de poser sa tête contre l’épaule du jeune homme, fier. J’ai passé un excellent moment, tu sais. Et ça faisait vraiment longtemps que ça ne m’était pas arrivé…
C’est alors que, profitant de la situation, Vincent alla délicatement coller ses lèvres contre les siennes…
- Non mais qu’est-ce que tu fais ! dit-elle en se dégageant assez brutalement.
La confusion régnait dans l'esprit du jeune homme.
- Pardonne-moi mais je… enfin, je pensais que c’était le bon moment pour euh…
- Le bon moment pour quoi ? En aucun cas tu n’étais sensé m’embrasser là, tout de suite, maintenant. Nous sommes amis, rien de plus ! s’indigna-t-elle.
- Je… je ne pensais pas à mal, je suis… je crois être amoureux de toi et…
- Oh non, Vincent… soupira-t-elle avant de poursuivre.
- Ce n’est pas un petit ami que je cherche. J’ai besoin de quelqu’un qui sache m’écouter, un confident. Je veux sortir, délirer… mais même si j’ai souvent l’air de m’en plaindre, je tiens à ma liberté.
- Je ne comprends pas, je suis à peu près ce que tu recherches, non ? Je veux dire, je sais t’écouter, personne ne se comprend mieux que nous et…
- Et justement, je ne veux pas prendre le risque de tout briser pour une relation avec toi… coupa-t-elle presque comme si il était temps de clore la discussion et d'étouffer ce dernier geste.
La mine basse, les poings serrés sur ses genoux, Vincent pensait avoir reçu le coup de grâce, mais…
- Hohoho ! Il semblerait que tu te sois fait jeter là. Le pire dans tout ça, c’est que j’ai assisté à toute la scène ! cria Mat dont la Golf IV grossièrement décorée était stationnée juste devant celle d’Elina, tous feux éteints, afin de contempler au mieux cette mascarade. Bien entendu, ses amis étaient également présents à bord. Deux d’entre eux mimaient la scène du baiser de façon très vulgaire tout en accompagnant leur sketch de rires gras…
- C’est dur, mais inutile de te mentir Vince, on voit bien que t’es pas son style ! hurla-t-il plus fort encore. Hey Elina, si t’as besoin d’un vrai mec ! Tu sauras où me trouver !
Dans un fracas assourdissant, le bolide démarra pour filer dans la nuit, le bruit du moteur légèrement couvert par les beuglements des cinq garçons…
Un froid glacial occupait à présent l’habitacle de la voiture.
- Je suis désolée Vincent… tu as raison c’est un sale c… mais elle ne put finir sa phrase.
- Je vais rentrer à pieds, dit Vincent en ouvrant la portière.
- Non attends… Elina tenta de le retenir, mais en vain. Le jeune homme referma délicatement la portière et s’enfonça dans l’ombre…

Deux fin ruisseaux de tristesse parcouraient ses joues. Plus il avançait dans cette rue mal éclairée, plus il revivait sa mésaventure dans ses moindres détails. Il essuya ses yeux d’un revers de manche et lorsqu’il leva la tête, il ne reconnut pas son chemin.
« Et en plus je trouve le moyen de me perdre… », pensa-t-il en cherchant du regard un point de repère.
Soudain, une ombre grandissante apparut petit à petit devant lui. Un individu à l’allure débraillée apparut dans le noir. Il portait un treillis imprimé militaire déchiré aux genoux, un tee-shirt dont le logo avait partiellement disparu et était coiffé de rastas qui lui tombaient au niveau des épaules.
- Une petite pièce, mec ?
Vincent serra dents et poings.
- Non désolé.
- Allez gars ! Un peu de civisme s’te plaît, j’ai besoin de ma dose là !
Vincent pouvait sentir ses dents se craquer sous la pression de sa mâchoire et répondit sans parvenir à desserrer celle-ci.
- Je te dis que je n’ai rien…
L’individu s’approcha un peu plus, si bien que ses dents rongées par le manque d’hygiène étaient désormais visibles.
- Écoute, on est dans une ruelle plutôt sombre, déserte, qu’est-ce qui se passerait si je venais me servir moi-même ?
- Pourquoi tu n’essaierais pas ?
Devant tant de sûreté le jeune homme fila vers Vincent qui, d’un geste rapide, put se saisir de la première chose qu’il trouva au sol.
Il n’avait suffit que d’un seul coup, sourd, suivi d’un craquement comme-ci quelque chose avait cassé à l’intérieur du crâne qu’une grosse pierre venait d’enfoncer.
Le raquetteur s’écroula au sol, les yeux révulsés, du sang s’échappant de sa tempe gauche. Son corps secoué de spasmes, il restait là, étendu, avant que la vie ne lui échappe.
Les halètements de Vincent ne cessèrent pas et la colère qu’il avait libéré ne semblait vouloir le quitter. Les yeux exorbités, il regarda la pierre, lécha le sang qui y était déposé et cracha au visage du corps étendu. Plus loin, il se débarrassa de l’arme du crime, cachée là où personne ne pourrait mettre la main dessus, ou même soupçonner qu’elle eut servi à arracher l’âme de cette « sous-merde », pensa-t-il.
Après une heure de marche, il rentra enfin dans son petit appartement et arracha sa chemise qu’il avait acheté exprès pour la soirée, en faisant voler les boutons à travers la pièce. Il s’installa à son bureau puis saisit son journal et une plume d’encre noir.
Machinalement, il relut la dernière phrase qu’il avait écrit un peu avant de retrouver Elina :

24 Septembre : …Je suis si heureux de passer la soirée avec elle…. je sens que cela restera inoubliable…
Il frappa du poing sur la table et dévoré par de mauvaises pensées débuta un récit :
Tous les sentiments d’amour ne valent rien et si personne n’a besoin de moi, alors il est inutile de perdre mon temps dans un monde fait de menteurs et de profiteurs. Il y a trop longtemps que je souffre. La seule chose que je regrette, c’est de ne pas avoir étripé de mes mains ce bâtard de Matt et d’exhiber ses restes à la population. Puisse mon âme reposer, enfin…

Ne sachant plus quoi écrire, il griffa les pages à l’aide de sa plume répandant des copeaux de papier partout sur le bureau avant de lever celle-ci au dessus de sa tête et de la planter avec force dans son bras. La douleur était forte, mais pas question de reculer. Il descendit la plume vers son avant-bras avec peine, mais sans sourciller, s’arracha des lambeaux de chair puis projeta son instrument de torture sur le coté.
Il ne put contempler que quelques secondes l’affreux spectacle dont il était l’auteur, une marre de liquide rouge et noir vint souiller les pages du journal.
- Ma plus belle création… souffla-t-il d’une voix presque sourde, avant de s’écrouler lourdement sur le plancher.

    -
DRING !!! DRING !!!
Vincent ouvrit les yeux à demi, comme pris d’une gueule de bois.
DRING !!! DRING !!!
- Vincent ! C’est Elina ! Ouvre s’il te plaît !!!
BOUM !!! BOUM !!!
- Vincent, je regrette pour hier, je veux juste te parler c’est tout !
Le jeune homme se leva en sursaut, le front couvert de sueur. L’horloge clouée au dessus de sa chambre, indiquait 14h00. Mais plus qu’une simple matinée perdue, sa plus grande surprise fut de voir qu’aucune marque ne subsistait sur son bras… pas même la moindre petite trace.
- Je… j’arrive tout de suite, répondit-il, s’appuyant sur son bureau pour se mettre debout. Merde ! C’est quoi ce bordel !
Le journal était intact et le carnage de la nuit avait totalement disparu. Cependant, en dessous de ce qu’il avait écrit avant sa fameuse soirée, il y avait, comme pyrogravée, cette étrange phrase :
J’ESPERE QUE TU SAURAS APPRÉCIER !
- Bon , tu ouvres ! cria Elina.
- Je… j’arrive, laisse moi enfiler un tee-shirt... répondit Vincent en fermant le journal.
Il ouvrit doucement la porte, mais Elina poussa celle-ci de force.
- Écoute, je ne voulais pas que la soirée se termine comme ça ! dit-elle, en traversant la minuscule entrée qui menait directement vers la seule pièce à vivre du petit studio.
- Je te rassure, moi non plus, murmura le jeune garçon, gardant en tête le corps du voleur gisant sans vie, puis l’image de son bras en lambeau.
- C’est mignon chez toi ! les yeux d’Elina se baladaient à travers la pièce, puis fixèrent alors sur le journal de Vincent. Hey, tu écris un roman ?
Il ne fallut que quelques centièmes de seconde pour que celui-ci soit arraché de sa place par son auteur qui le rangea aussitôt dans l’un des tiroirs du bureau.
- Ce… c’est rien laisse tomber.
La jeune fille se dirigea vers le lit de Vincent.
- Tu sais, je voulais…
CLICK
«  C’est effectivement une vision d’horreur pour la pauvre jeune fille qui a découvert le corps…  »
- Oups ! Excuse-moi !
En s’asseyant sur la couche, Elina fit pression sur les touches d’une télécommande qui alluma la petite télévision de Vincent, dont le visage devint subitement blafard.
- Mince alors, on dirait la place de l’hôtel de ville ! dit-il sans perdre une miette de ce qu’il pouvait voir.
- Tu as raison, mais pourquoi ils…
- Attends, monte le son ! ajouta-t-il les sourcils froncés, coupant la parole d’Elina qui s’exécuta aussitôt.
«  … Vous savez Harry, je suis journaliste depuis plus de vingt ans, j’ai couvert des faits divers marquant mais je n’ai jamais vu une telle horreur. Le jeune homme à été retrouvé accroché à l’un des réverbères que vous pouvez voir juste derrière moi. Les pompiers ont du s’y mettre à plusieurs pour le descendre car il était lié par les mains et les pieds. Je veux dire que l’agresseur, ou plutôt LES agresseurs comme semble laisser entendre la police, ont, par on ne sait quel moyen, noué les mains et les pieds de la victime entre eux… la gorge… »
Le journaliste contrôla tant bien que mal un haut-le-cœur, puis se reprit…
« … la gorge à été tranchée, et la langue sortie par cette entaille. Une ouverture béante coupée en étoile et étirée jusque dans le dos laisse à présent voir les entrailles de la victime et comble de la démence, tous ses organes ont été extraits et déposés tout autour du réverbère à l’exception du cœur qui a quant à lui, disparu… »
Le micro tremblait et une main de femme vint essuyer la sueur abondante du front de l’homme d’âge mûr qui semblait avoir hâte de rendre l’antenne pour sans doute aller vomir.
«  En temps ordinaire Harry, nous cachons ce genre de détails pour éviter de créer un mouvement de panique, mais sur ordre imminent du préfet qui est arrivé sur les lieux très tôt ce matin, il faut que tous les habitants se protègent, que personne ne sorte seul la nuit et que portes et fenêtres soient closes le soir venu. Un important détachement de policiers à été déployé dans tous les lieux publiques et aux quatre coins de la petite ville… un autre cadavre à été retrouvé quelques heures après, il s’agirait d’un jeune SDF connu des services de police pour vols et agressions. Cependant, les policiers confirment qu’il s’agirait là, de deux affaires différentes… »
Une photo d’un beau jeune homme apparu sur l’écran de télévision, une photo que Vincent et Elina connaissaient bien…
«  … rappelons que le jeune Matthieu Deviers, n’avait aucun antécédent judiciaire et qu’il menait apparemment une vie paisible, au dire de sa famille, sous le choc d’une telle barbarie… »
- Pousse-toi !
Une main sur la bouche, Elina se précipita vers les toilettes pour vomir ses tripes, tandis que Vincent tomba à genou.
- Mais qui a bien pu… et pourquoi ? Dans quel but ?
Son cerveau tournait à plein régime, allant jusqu’à lui causer une petite migraine.
Son amie réapparut la mine déconfite et balbutia :
- Je vais… je vais rentrer chez moi…
- Elina attends ! Je sais pourquoi tu es venue. Je m’excuse d’avoir ne serait-ce que penser que tout les deux on aurait pu… enfin… si tu le veux bien, on efface tout et on recommence ?
La jeune fille regarda Vincent avec des yeux humides, puis se jeta dans ses bras.
- On efface tout et on recommence… je ne veux pas perdre un ami comme toi, dit-elle, s’écartant de lui pour sortir du studio.
Comment aurait-il pu lui avouer qu’il ne pensait pas un traître mot de ce qu’il venait de dire. Il l’aimait toujours et ne s’avouait pas encore vaincu… Toute la journée, il repensait à ce qu’il avait vu aux informations, mais une autre chose occupait son esprit :
J’ESPERE QUE TU SAURAS APPRÉCIER !
Qui avait pu graver ceci sur son journal ? Était-il somnambule et avait-il fait cela lui même ? Stupide. Il s’empara d’une plume et d’un flacon d’encre bleue pour écrire juste en dessous :
- C’était magnifique…
-

Un mois s’était écoulé et aussi prévisible que cela puisse paraître, la psychose s’empara des habitants de la ville, chacun traquant le « coupable » idéal. Malheur à celui qui était un tant soit peu marginal, car il s’offrait un aller simple sur le banc du commissariat, lequel se remplissait jour après jour de toute sorte de candidats potentiels…
Vincent quant à lui passait désormais plus de temps au travail qu’à suivre ses cours.
- Vincent, Elina, plus je regarde les chiffres en détails et plus je pense à vous séparer de vos postes respectifs. Tous vos autres collègues ont des résultats de vente convenables sauf vous...
Le directeur du magasin où travaillaient les deux jeunes gens était d’humeur massacrante depuis quelque temps.
- Vous savez… tenta Vincent.
- Ce que je sais, c’est qu’à chaque fois que je vous croise je vous trouve systématiquement en train de parler. Ça fait fuir la clientèle une attitude pareille, vous vous en doutez tout de même ? Vincent, vous changerez de poste et irez rejoindre Emerick au rayon littérature dès demain…
Le jeune homme s’offusqua :
- Mais vous n’avez pas le droit !
- Je vous rappelle que je suis le directeur ici et que par conséquent, je ne vous conseillerai jamais assez d’obéir à mes directives… à moins que vous ne teniez à votre place…
- Calme-toi Vincent, il n’en vaut pas la peine…murmura Elina à l’oreille de son ami.
- Donc à partir de demain, avec Emerick !
En se retournant, il manqua renverser une personne en fauteuil roulant qui passait juste derrière lui. Se rattrapant comme il put, il s’écarta de façon brutale, jeta un regard de mépris et souffla, montrant un profond agacement.
Vincent s’approcha de la vieille dame handicapée et se mit à sa hauteur :
- Vous allez bien ? demanda-t-il inquiet.
- Oui ne vous inquiétez pas jeune homme. Votre chef n’a pas l’air très commode dites-moi ? répondit-elle affichant un large sourire.
- Non, c’est le moins que l’on puisse dire… dit-il en rajustant la petite couverture qui couvrait les frêles jambes de la grand-mère. Soudain, elle lui saisit la main.
- Vous avez le regard triste mon enfant, ne laissez pas vos douleurs passées couvrir votre esprit et gâcher votre présent, si sombres soient-elles… Elle sourit à nouveau, s’excusa et poursuivit son chemin.
- Qu’a-t-elle voulu dire ? demanda Elina qui s’était rapprochée.
- Je n’en ai pas la moindre idée… affirma-t-il, avant de poursuivre : Bon, profitons de nos dernières heures de collaboration ! Qui sait, peut-être que demain il aura tout oublié…

Le soir venu, Vincent rentra chez lui et après une petite soirée en solitaire, s’installa à son bureau puis ouvrit le précieux journal.
Rien n’avait changé et rien n’était apparu, si bien qu’il hésita à arracher la dernière page avant de reprendre.

25 Octobre : La façon qu’a notre chef de nous fliquer commence sincèrement à m’énerver. Aujourd’hui, c’est le comble, il me sépare de ma Elina et s’en prend même aux clients handicapés… Il mériterait de se retrouver en fauteuil comme la vieille dame qu'il a bousculé. Peut-être serait-il plus respectueux des choses si la vie lui offrait l’une de ses pires fatalités.

Ses yeux se fermaient à demi et il se surprit à bailler à s’en décrocher la mâchoire. Traînant les pieds, Vincent alla jusqu’à son lit et s’y écroula de façon brutale, la fatigue multipliant par deux le poids de la chute contre son matelas.
Cette nuit, Il fit un rêve étrange. Bien que n’ayant pas le permis de conduire, il imaginait piloter une Bentley Arnage flambant neuve, comme un as. Sur le siège arrière se tenait une silhouette noire, inquiétante, mais Vincent n’avait pas peur. Il traversait une immense route en plein désert, un peu comme celle que l’on trouve aux États-Unis.
Soudain, sur la voie de gauche, se tenait un rang de personnages figés, côte à côte. Le pilote ralentit le véhicule et fixa les individus. Chacun d’entre eux le saluait de la main à son passage. Derrière eux, la même silhouette noire qui était à bord du véhicule semblait les maintenir debout, comme un marionnettiste tient ses poupées.
Ce qui perturba le jeune homme, c’est que ces visages lui étaient étrangement familiers et ce n’est qu’une fois arrivé au bout de la file qu’il reconnu Matt et Elina qui le saluèrent également. Il chercha alors à arrêter le véhicule, mais l’ombre derrière lui s’étendait jusqu’à la pédale d’accélérateur pour l'écraser. Le véhicule fonçait désormais vers un gigantesque halo de lumière verte.
Un hurlement dans la brume du rêve, et Vincent se réveilla en sursaut. Une main sur le visage, l’autre retournant son réveil digital.
- Putain 3H30 !
Il se serait volontiers ré-endormi si un petit crépitement ne détourna son attention, et ce qu’il vit le fit se lever d’un bond.
De petites flammes étaient en train de dévorer le journal. Le jeune homme se précipita pour tenter d’éteindre le brasier, mais une chose étrange se passa. Les flammes se résorbèrent d’elle-même. Comme si le journal les aspirait.
Quand celles-ci disparurent, Vincent ouvrit son précieux ouvrage. Les pages fumaient encore.
JE M’EN OCCUPE...
Les lettres étaient brûlantes. Cette fois pas de doute, quelque chose habitait le livre.
Toute la nuit durant, le jeune homme voulut « communiquer » avec son journal, gravant en lui quelques simples questions.
- Qui es-tu ?
- Comment es-tu entré ici ?
- Comment puis-je converser avec toi?
Mais rien ni fit et les flammes ne réapparaissaient pas, laissant les questions en suspend.
La nuit fut plus que courte, et c’est l’esprit embrumé que Vincent partit regagner son poste, en milieu de matinée.
Une horde de badauds se tenait devant le magasin. Certains pleuraient, d’autres formaient de petits groupes de discutions, communiquant à voix basse.
- Elina ! Qu’est-ce qui se passe, ici ?
Vincent reconnut son amie dans la foule, qui s’empressa de le rejoindre.
- Les collègues se demandent si il faut ouvrir le magasin, ou si il vaut mieux laisser les rideaux baissés en signe de soutien, répondit-elle.
À ce moment précis, les yeux de Vincent scrutaient le monde. Très vite, il s’aperçut qu’il ne connaissait pas les trois quarts des gens qui partageaient son quotidien.
Il fut tiré de ses pensées par une légère bousculade d’un des nombreux individus présents sur les lieux puis demanda à son amie :
- En signe de soutien, pour qui ?
- Pour le directeur. Sa femme et son fils de six ans se sont faits renverser ce matin par une énorme voiture alors qu’ils sortaient pour déposer l’enfant à l’école.
D’un doigt tremblotant, elle désigna quelqu'un que Vincent ne prit pas la peine de regarder.
- Monsieur Roux, le directeur adjoint, l’a eu au téléphone un peu avant que tu arrives et d’après les médecins, le pronostique vital n’est pas engagé. Mais il y a une forte chance pour qu’ils finissent tout deux en fauteuil roulant… la colonne vertébrale…
La jeune fille échappa un frisson.
- Oh mon Dieu, en fauteuil à tout juste six ans…
Vincent voulut parler, mais une multitude d’aiguilles acérées semblaient lui transpercer le cerveau, si bien qu’il dut se retenir à Elina.
- Vincent ? Quelque chose ne va pas ?
- Je… je ne sais pas. Je ne me sens pas bien, je crois que je vais rentrer chez moi… dit-il nerveusement.
- Tu veux que je te raccompagne ? lui proposa la jeune fille.
- Non, non merci… ne te donne pas cette peine. Marcher me fera du bien.
- Sois prudent Vincent, et n’hésite pas à m’appeler ou m’envoyer des messages. Tu n’es pas… beaucoup présent, ces temps-ci…
- Excuse-moi, la fatigue ne m’aide pas, répondit-il avant de tourner les talons et se fondre dans la foule qui commençait déjà à se disperser…

Le chemin ne fut pas des plus aisés pour le jeune homme. Son corps était parcouru de sueurs froides et il pouvait sentir son crâne enveloppé dans une épaisse couche de coton, marchant à travers la ville presque par automatisme…
Il ne lui fallut pas moins de deux heures pour rentrer chez lui, et alors que le tout venant s’apprêtait à déjeuner, Vincent entra dans son appartement puis se versa une tasse de café en allumant son écran de télévision…

«  Il s’agit là d’un nouveau mystère qui frappe cette petite ville d’apparence très calme. En effet, un peu plus d’un mois après la découverte d’un cadavre mutilé aux abords de l’hôtel de ville, une femme et son enfant âgé de six ans auraient été renversé tôt ce matin au pied de leurs immeuble. Toutefois, un témoin de la scène affirme que la voiture n’avait pas de conducteur. L’homme dit avoir vu une silhouette sombre assise sur les sièges arrière mais aucun chauffeur à son bord. D’après les détails fournis par celui-ci, et confirmés par les enquêteurs, la police serait à la recherche d’un véhicule de marque Bentley, mais celle-ci semble s’être… envolée… »

Tel un automate au teint de marbre, Vincent éteignit son poste. Mais alors qu’il s’apprêtait à se saisir de son téléphone, un vent glacial surgit de nulle part et souleva la couverture du journal, faisant virevolter les pages pour s’arrêter à un endroit bien précis…
«  JE SUIS UNE PARTIE DE TOI, ISSU DE TON CERVEAU, ME NOURRISSANT DE TES MEMOIRES, JE VIS POUR TE SERVIR DANS L’OMBRE, CROIS EN MOI, ET TU ME DONNERAS LA VIE… »
Le jeune homme prit alors la plume et, guidé d’une foi inébranlable, dessina ces lettres :
- Comment es-tu arrivé jusqu’ici ?
Le livre devint très vite brûlant, tandis que de petites flammes commencèrent à danser lentement en dévorant la page.
« EN CETTE NUIT DE TROUBLES, J’AI ENTENDU TON APPEL. TU AS SCELLE TON SANG AU MIEN. »
À ce moment précis, Vincent revit sa tentative de suicide et s’imagina le coït entre les particules de charbon et son sang, enfantant ainsi un être d’une sauvagerie primitive qui vivait à présent dans le journal.
Le jeune homme agrippa la couverture du livre, comme pour s’y accrocher et ne pas sombrer dans les vertiges qui montaient à l’assaut de sa tête.
- Pourquoi t’être attaqué à la famille de mon directeur et non à lui-même ?
La chaleur que dégageaient les flammes creusaient à présent les mains de Vincent, formant dans un premier temps de petites cloques qui très vite se déchiraient et s’asséchaient par la suite. Mais aucune douleur ne l’empêcherait de lâcher son ouvrage.
« EN NOTRE MOI INTERIEUR, J’AI PU LIRE QUE SELON TOI, CERTAINES PERSONNES COMPRENNENT MIEUX LES LECONS DE LA VIE SI LA FATALITE CARESSE LEURS PROCHES… JE SAVAIS QU’IL EN SERAIT DE MEME POUR LUI ET QUE… »
Les lettres n’apparaissaient plus lisiblement et Vincent bailla de façon répétée… Un cerveau pour deux entités vampirisait le jeune homme qui s’écroula de sommeil contre le sol de son petit studio.

-

Les jours passèrent et de plus en plus de gens disparaissaient dans des circonstances étranges. Des équipes de télévision se déplacèrent pour déranger une nouvelle fois le quotidien de la ville lorsque l’on retrouva un homme empalé sur la lance que pointait la statue du jardin publique.
Les conversations que Vincent avait avec l’entité le fatiguait de plus en plus. Il sortait peu, ne se présentait plus beaucoup à son poste, ou désertait simplement celui-ci à n’importe quelle heure de la journée au prétexte d’un état migraineux, succombant en fait à l’appel de son journal. Il savait jouer des émotions de son créateur si bien qu’une simple bousculade sans excuse signifiait à l’auteur de l’injure, un allez simple pour le trépas. Bientôt, il devint incontrôlable, semant l’horreur presque uniquement à son bon vouloir.
- Vincent ? C’est Elina , j’ai… j’ai besoin de te voir, il faut qu’on parle.
- Euh… oui , tu peux… Tu peux passer si tu veux, répondit-il d’un souffle lourd et fatigué dans le micro de son téléphone portable.
- Tu es parti précipitamment ce matin, tout va bien au moins ? Je dois t’avouer que tu m’inquiètes un peu, ajouta la jeune fille soucieuse de l’état de son ami.
- Non… non, tout va bien… enfin je ne sais pas…
Vincent s’était aventuré trop loin sur les sentiers de la perdition, si bien que la culpabilité et le remord s’insinuaient au fond de son être. Et le journal n’aimait pas ça. Il le faisait savoir en redoublant d’imagination quand à la mort qu’il offrait aux détracteurs du jeune homme.
- Peut importe, viens vite s’il te plaît…

En temps ordinaire, il aurait sauté dans la salle de bain pour se rendre présentable devant celle qu’il aimait. Mais, épuisé, il s’allongea et attendit patiemment l’arrivée de sa belle.
Durant tout ce temps, le journal ne se manifesta pas et Vincent put s’évader à loisir dans de paisibles pensées. Devrait-il tout avouer à la seule personne qui pouvait le comprendre ? Mais qu’elle serait la réaction de… son autre ? Une chose était sûre, cette fois ci, il ne cacherait pas son journal. Ce livre… peut-être lui aussi avait-il besoin de se reposer ? Pas le temps d'y penser. On venait de frapper à la porte.
Vincent ouvrit à la jeune fille qui eut un bref moment de recul.
- Mon Dieu ! tu as une mine affreuse… dit-elle pleine d’empathie à l’égard du garçon. Tu n’es pas malade au moins ?
Vincent s’efforça de sourire.
- Non, ne t’en fait pas… Je t’en prie entre, proposa-t-il en s’écartant de l’encadrement de la porte pour laisser passer Elina.
Tout deux s’assirent sur le lit défait du jeune homme, se regardant longuement, avant d’entamer une discussion.
- Tu as toujours ton livre secret sur ton bureau ? demanda Elina en affichant un petit sourire. Ce même petit sourire qu’ont les personnes qui cherchent à rendre l’ambiance moins pesante avant d’annoncer une catastrophe.
- Tu peux le lire si tu veux… répondit Vincent à qui l’adrénaline, provoquée par la décision de tout lui révéler, donnait d’horribles vertiges.
La jeune fille échappa un petit rire forcé, à peine audible.
- Plus tard peut-être, oui.
Un petit silence, et Vincent reprit :
- Tu voulais me dire… Mais avant même qu’il ne put finir sa phrase, Elina lui coupa la parole :
- Je vais partir.
- Comment ?
- Je vais partir d’ici Vincent. Je quitte tout. Mon appartement, le travail… tout.
La consternation se lisait dans le regard du jeune homme qui saisit la main d’Elina.
- Mais enfin… pourquoi ? Comme ça, sur un coup de tête ?
- Un coup de tête oui, mais qui ne vient pas de moi.
Elle serra de toute ses forces les mains de son ami.
- Il s’agit de mon père. Il a appris tout ce qui se passait dans cette ville maudite… pour lui, la mort est trop présente ici et il craint pour sa fille unique. Je ne me…
Cette fois, c’était au tour de Vincent d’interrompre son amie :
- Tu es ma seule amie Elina, et tu vas…
- Je ne me voyais pas lui dire non, Vincent ! interrompit une nouvelle fois son amie, avant de fournir quelques explications : Tu sais, mes parents m’aident régulièrement. Ils payent chaque mois la moitié de mon loyer, et… enfin si tu avais entendu la voix de mon père, pleine de larmes ! oh je regrette que tu n’ai pas eu de parents comme les miens, Vincent…
- Tu vas partir.
- Il n’y a qu’une chose que je vais regretter, c’est de te quitter. Rien ni personne ne me manquera plus que toi…
- Parce que tu penses qu’on ne se verra plus… du tout ? s’offusqua le jeune homme, les yeux plein de larmes.
- Si, bien sur ! Pendant les vacances, peut-être. Tu sais, je serai à plus de cinq cent kilomètres d’ici et…
Vincent lâcha les mains de son amie, mais celle-ci, cherchant à éviter qu’un malaise malvenu ne vienne encore plus assombrir l’air de la pièce, ajouta :
- De toute façon on ne se quittera pas comme ça, dans ton petit appartement…
Elle se leva et fit quelques pas dans le studio, s’approchant du journal de Vincent, et tout en caressant la couverture, regarda le jeune homme.
- Alors demain soir, je viens te chercher. On ira boire un verre et on passera toute la soirée ensemble. Une soirée inoubliable, je te le promets !
Vincent se leva et prit Elina dans ses bras avant de la regarder droit dans les yeux et d’afficher un large sourire.
- Tu me manqueras énormément Elina. Demain soir, on passera la plus belle soirée qu’on ait jamais passée.
La jeune fille parut satisfaite de la réponse de Vincent et l’embrassa à deux reprises sur les joues, avant de lui donner rendez-vous le lendemain soir et de sortir du studio un sourire aux lèvres.
La porte se ferma et Vincent quant à lui, prit place devant son journal.
Les mains d’abord serrées sur le plan de travail, la folie semblait le gagner. Ce qui expliquait cet interminable mouvement de balancier qu’il effectuait sur sa chaise.
Puis, se jetant sur son livre qu’il écrasa fortement contre son torse, il éclata en sanglot. Sa tête tournait de façon constante, accompagné d’une sensation d’ivresse parfaitement incontrôlable.
La bave aux lèvres et les membres tremblants, Vincent se saisit de sa plume avec difficulté et dicta à voix haute ce qu’il écrivait.
- Elle n’a pas le droit… elle n’a pas le droit de me laisser… elle n’a… tout ça c’est de sa faute ! Il n’a pas le droit de me l’enlever ! Il doit payer son rapt, il doit le payer de sa vie !
Son état de démence le fit écrire quelque chose qu’il regretterait plus tard. La colère épuisa un peu plus le faible corps de Vincent qui posa son visage contre les pages de son livre, laissant un petit ruisseau ininterrompu de larmes couler sur les pages.
Soudain, une sensation de chaleur, puis une véritable gerbe de flammes explosa contre le visage de Vincent avec une force telle qu’il fut projeté en arrière. Il se précipita dans la salle de bain pour éteindre le petit brasier qui consumait à présent ses sourcils.
Lorsqu’il releva la tête, un visage horrible le contemplait dans le miroir. Un visage rongé par les brûlures autour des yeux dont les paupières avaient disparu, laissant place à un regard effrayant. Le journal ne voulait plus voir Vincent pleurer.
Rampant pour arriver jusqu’à lui, il se saisit de l’ouvrage et contempla une fois de plus la prophétie.
« CETTE NUIT, IL N’Y SERA PLUS… »
Dans un accès de colère, Vincent projeta le journal à travers la pièce.
Le jeune homme ne trouva pas le sommeil de toute la nuit, ses yeux ne se fermant plus. Il cherchait un moyen désespéré de cacher ses cicatrices pour son rendez-vous de demain soir. Des lunettes de soleil ? Ridicule en pleine nuit. Mais quoi, alors ?
Toutes solutions furent inutiles car de soirée il n’y eut. Tard le lendemain soir, Elina appela Vincent :
- Je suis désolée… je suis désolée, répétait-elle sans cesse des sanglots plein la voix.
- Mais enfin, que se passe t-il ?
- C’est… mon père il… il est… il est tombé hier soir… j’ai dû partir…
- Reprends ton calme et explique moi Elina, tu me fais peur là !
La jeune fille prit de profondes inspirations afin de dompter un mélange de désespoir, de tristesse et autres sentiments plus désagréables les uns que les autres.
- Mon père est tombé et…elle échappa un souffle lourd. Les médecins disent qu’il s’agit d’une rupture d’anévrisme… On aurait pu le sauver si… la jeune fille marqua un large temps d’arrêt.
- Elina ? Tu es toujours là ?
- Je… je suis désolée, je dois y aller… pardonne moi, dit-elle en pleurant.
- Elina ? ELINA !
Mais les hurlements de Vincent ne servirent à rien. Elina s’en était allée...
-

Les coups de téléphone et les textos se faisaient de plus en plus rares. La jeune fille démarrait progressivement une nouvelle vie.
Dans le quartier où habitait Vincent, les enfants parlaient d’une créature qui vivait recluse au fin fond d’un appartement. Un monstre qui hurlait la nuit.
Les plus courageux d’entre eux s’approchaient de la porte, frappaient et s’enfuyaient à toutes jambes.
Beaucoup se plaignaient d’une odeur pestilentielle s’échappant de son antre par les interstices de la porte. Les volets étaient clos, la boite aux lettres pleine, jamais d’entrée ni de sortie…
BOOM ! BOOM ! BOOM !
- Monsieur ? Ouvrez monsieur ce sont les pompiers !
Quelques semaines plus tard, le voisinage extrêmement dérangé par l’odeur de mort qui planait dans la cage d’escalier, appela les pompiers et agents de police, effrayés à l’idée qu’une chose horrible se soit passée au rez-de-chaussée.
BOOM ! BOOM ! BOOM !
- Monsieur, je vais être dans l’obligation d’enfoncer la porte. Pour votre sécurité, je vous conseille de vous en éloigner ! cria l’un des soldats du feu.
- J’espère que vous avez le cœur bien accroché les gars parce que vu ce qu’il en sort, j’ose même pas imaginer comment ça va être une fois la porte ouverte…ajouta-t-il à voix basse en direction de ses collègues et des forces de l’ordre.
Un craquement infernal de bois et de métal retentit dans toute la résidence, puis un deuxième, et un troisième qui acheva toute résistance à l’entrée du domicile.
Lorsque la porte vola en éclat, tous se collèrent une main sur la partie basse du visage afin de se protéger de l’odeur nauséabonde qui tentait de pénétrer leur nez.
Quatre d’entre eux se retournèrent, ne supportant pas le macabre spectacle, et un agent alla jusqu’à déverser le contenu de son estomac dans le creux de sa main.
- Putain ! C’est quoi ce merdier ?
Le capitaine des pompiers entra le premier et se tourna vers les policiers :
- Je crois que c’est de votre ressort maintenant…
Il se retourna et laissa deux des agents les plus braves se rendre dans la toute petite pièce.
Au milieu de celle-ci gisait un jeune homme dont le torse nu était couvert de multiples plaies. La reconstitution à même la peau d’une nuit constellée d’étoiles. Trois entailles – deux aux poignets et une très profonde à la gorge – , avaient sans aucun doute scellées la destinée du garçon. Quant à ses yeux… chacun d’entre eux reposaient dans le creux de ses paumes, étendues sur le sol.
- Un suicide ? demanda le premier policier au second.
- C’est classique chez les schizophrènes. On entend des voix et on cherche à les faire sortir.
Le pompier qui était resté à l’entrée s’interposa, l’air abasourdi par les conclusions trop hâtives des deux hommes.
- Attendez les mecs, qu’est-ce qui vous fait dire qu’il était schizophrène ? Et encore plus qu’il ne s’agit pas d’un meurtre ?
Les deux confrères eurent un sourire, et l’un d'eux tendit au capitaine une feuille de papier sale qu’il venait d’arracher du mur de l'appartement.
- Tiens, regarde mieux autour de toi et lis ça.
L’homme prit le papier et passa la tête pour mieux regarder les alentours. Car trop absorbé par l’état du cadavre, il ne vit pas que chaque centimètre de mur était couvert par une multitudes de feuilles semblable à celle qu’il tenait entre les mains. Il y avait deux sortes d’écritures. Une posée à la plume, comme celle qui traînait à quelques centimètres du garçon et qui avait très certainement servie à lui infliger ses blessures. L’autre gravée, brûlée pour ainsi dire, avec une précision si parfaite qu’elle ne transperçait pas la page.
Au moment de lâcher la sienne, il se reprit et lut ce qu’il semblait être une conversation :
- Pourquoi l’avoir tué , lui ?
« ELLE AVAIT DU DESIR POUR LUI, JE L’AI RESSENTI… »
- Mais je ne t’ai rien demandé cette fois !
« NE DIS PAS DE SOTTISE, JE SUIS TOI JE TE RAPPELLE, ET NOTRE DESIR LE PLUS FOU EST DE LA GARDER POUR TOI »…
- Tu n’es pas moi ! Tu n’es pas moi !
« SI JE NE L’AVAIS FAIT , TU L’AURAIS PERDUE… ET NOUS NE L’AURIONS PAS SUPPORTE… »
- Jamais je n’aurais dû te parler de son nouveau petit copain… Je ne veux plus de toi ! Laisse-moi, tu comprends ! Laisse-moi !
« TU SAIS TRES BIEN CE QU’IL FAUT FAIRE POUR QUE JE PARTE… »
- C’est hors de question, je ne te la laisserai jamais !
« ET POURTANT, C’EST LE SEUL MOYEN… JE DOIS PRENDRE CE QUE TU DESIRES. ALORS FAIS-LE. OFFRE-MOI LA FILLE. DESIRE ME L’OFFRIR… »
- Je préférerais crever de mes mains et m’arracher les yeux…

La conversation s’arrêtait brutalement et un frisson parcouru entièrement le squelette du lecteur. La feuille s’échappa de sa main pour aller se déposer près de la couverture de ce qui fut un agenda, couleur bordeaux.
- C’est probablement de là que viennent toutes ces feuilles, dit le capitaine d’une voix bouleversée.
- C’est marrant, y’a comme une petite flaque sur la couverture, et avec l’œil posé dans la main au dessus de tout ça, on dirait presque qu’il s’est mis à chialer !
Le pompier lança un regard noir à l’agent qui manifestait bien peu de compassion envers la victime.
- Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda-t-il.
- On ne touche à rien et on sort. Je vais appeler le gars qui s’est occupé des affaires un peu crades de ces derniers temps. Comment il s’appelle déjà ? Lutter… Rutter…
- Utterson, répondit son collègue, commissaire Utterson.
- Ouais c’est ça, Utterson.
Tous s’apprêtèrent alors à quitter le petit studio.
- Attends, regarde un peu ça… dit l’agent à son complices en lui plaquant une main sur l’épaule. Son index visait le plafond.
LIBRE
- Écrit avec du sang on pourrait croire.
- Pfff quel manque d’élégance…
Les deux policiers contemplait le spectacle, jusqu'à ce que l'un d'eux soulève le véritable problème de cette histoire:
- L’emmerdant avec un schizophrène, c’est qu’on ne sait jamais quelle partie de lui s’exprime…

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