The
Memory Remains
Je dédie ce
deuxième conte à ce monsieur qui venait chaque jour dans le
restaurant ou je travaillais, et qui prenait tout le temps les places
où il n'y avait ni lumière, ni contact direct avec d'autres
personnes. Même si l'idée d'un objet maudit me vint lors de mon
adolescence, il aura fallu la visite de cet homme pour que les idées
se combinent et forment cette seconde histoire.
-
Comme tous les matins depuis trois
ans, Vincent va prendre un plateau composé d’un café et d’un
croissant dans la petite cafétéria du centre commercial située à
deux pas de son lycée.
Comme tous les matins depuis trois ans
la serveuse met plus de dix minutes avant de prendre sa commande,
parce qu’elle ne s’intéresse pas à Vincent. D’ailleurs,
personne ne s’intéresse à lui et il le sait.
Légèrement plus rond que la moyenne,
au physique n’entrant pas dans une futile normalité, Vincent est
du genre à s’asseoir à la place assombrie par une ampoule
grillée, et à faire profil bas lorsqu’il marche. Cela étant,
même au centre d’une pièce pleine à craquer de ses semblables,
il n’est pas là. Comme un spectre perdu parmi les vivants. Les
chaos de la vie et les brimades incessantes ont eu raison de l’enfant
joyeux qu’il était jadis, le rendant hermétique à toute forme de
sociabilité. S’en suivirent une dépression et une thérapie aussi
longue que difficile auprès d’une psychologue qui a su, avec
énormément d’attention, l’écouter et lui donner le temps
nécessaire vers une voie de guérison, sous le regard lointain de
parents totalement absents.
Pour ce faire, le docteur lui confia
dans un premier temps trois cahiers de couleurs différentes : le
rouge pour les moments de colère, le noir pour ceux de tristesse et
le bleu pour les joies. Le but étant d’inscrire sur ceux-ci chaque
émotion qui parcourait le jeune homme, les ranger chacune à une
place, afin de « remettre en ordre » ce puzzle qu’était
devenu le cerveau de Vincent.
Au fil du temps, et d’efforts,
Vincent abandonna ses cahiers pour se constituer un journal intime
dans lequel il attribua des couleurs pour chaque protagoniste entrant
dans son existence ( si peu nombreux soient-ils ).
D’ailleurs, lorsqu’il était
penché sur son journal, plus rien ne semblait exister pour lui.
Comme si sa main et ses stylos étaient en symbiose et que toutes ses
pensées coulaient de son sang pour se matérialiser en suite de
mots, encrés sur les pages blanc crème.
Alors, bien calé contre le dossier
d’une chaise au confort amoindri, Vincent grattait le papier, comme
possédé par son journal.
Jamais personne ne pourra le lire, car
il le protégeait plus que sa vie. Cependant , si quelqu'un venait à
le trouver, voici ce qu’il pourrait, en partie, lire des événements
qui eurent lieu au cours de cette dernière année :
05 Septembre : Rentrée scolaire
minable et grandes retrouvailles avec cette brute de Matt Deviers, je
vais devoir encore subir ses tentatives d’intimidation, ses
moqueries ou ses coups bas. Sa lâcheté est ce qu’il y a de plus
développé chez lui à défaut de ses neurones, incontestablement.
Il est l’archétype du branleur que je vais devoir supporter encore
deux ans et au fond de moi, toujours cette irrésistible envie de
lui coller mon poing dans la gueule. Une année qui risque d’être
longue…
…
25 Décembre : Pensées trop sombres
et aucune envie… malheureusement…
…
14 Février : Pire date connue de ce
foutu calendrier pour les gens comme moi. Un jour complet où l’on
doit subir les pires niaiseries possibles et imaginables où, nous,
célibataires ( endurcis de préférence ) existons encore un peu
moins dans le paysage des gens heureux…
…
13 Mars : A trouvé un boulot pour cet
l’été, adaptable dès la rentrée à mes heures de cours. Enfin
une bonne nouvelle…
…
20 Juin : La fin d’année approche,
plus qu’un an à tenir dans ce lycée et après… après…
Bien que son travail sur lui fut plus
que favorable, Vincent restait toujours trop renfermé. Mais quelque
chose de surprenant lui arriva au cours de l’été.
Il avait réussi à décrocher un
poste de vendeur dans un espace culturel, assigné au rayon des
loisirs créatifs.
« Une aubaine pour moi qui suis
aussi manuel qu’un manchot. » Ne pouvait-il s’empêcher de
penser.
Après un bref entretient peu
convainquant avec son nouveau supérieur ( entretient qui d’ailleurs
valut beaucoup de lignes assassines dans le journal du jeune homme ),
on lui présenta celle avec qui il travaillerait et qui allait
bouleverser le courant de sa vie si monotone. Une jeune fille un peu
plus âgée que lui, une jolie petite rousse aux yeux bleus et au
sourire charmeur, répondant au doux nom d’Elina.
Une sensation jusqu’alors inconnue
transperça le corps de Vincent. Un mélange d’électricité, de
frissons et de sensations de bonheur lorsque celle-ci lui prit la
main pour la serrer avec une extrême délicatesse.
- Ne t’en fais pas, notre rayon est
plutôt calme comparé à ceux des autres collègues. Nous aurons
tout le temps de faire connaissance, lui dit-elle avec un air amusé,
avant de se faire reprendre par leur supérieur :
- Je vous rappelle, pour votre
gouverne mademoiselle, que vous n’êtes pas là pour vous faire des
amis, mais pour travailler. Et à ce propos, je connais une réserve
qui aurait bien besoin d’un grand rangement, souffla-t-il en
tournant les talons.
- Pfff, pauvre type… chuchota-t-elle
avant de reprendre une voix normale et d’ajouter avec un sourire :
Bon ! Rangement alors ?
Travailler tous les jours aux côtés
d’une créature si douce était le plus beau cadeau que lui offrait
le destin.
Aussi, tout se passait magnifiquement
bien.
Les jours se suivaient, la compagnie
d’Elina opérant un changement radical en Vincent. Depuis quelques
temps il marchait droit et fier, faisait attention à lui et
s’octroyait même le droit à de petites touches de coquetterie
afin de paraître un peu séduisant. Mais plus que tout autre chose,
c’est l’écriture de son journal qui avait changé… Le noir
avait en partie disparu de ses pages et d’autres couleurs avaient
fait leur apparition. De l’encre rose lorsqu’il gravait le prénom
de la jeune fille, du vert quand il sentait le besoin de se mettre en
scène, du mauve, pour des émotions grandissantes. Car en effet,
l’amitié se transformait progressivement en quelque chose de plus
profond en lui. Il ne supportait ni les fins de journée, ni les (
toujours ) trop longs week-ends, quand on la lui dérobait.
Très vite, une complicité de plus en
plus intime s’installait entre les deux jeunes gens. Ils
échangèrent leur numéro respectif, s’appelant parfois durant des
heures pour rire, se raconter leur vie, ou se plaindre avec amusement
de la dureté de leur célibat. Elina expliquait le fonctionnement de
la gente féminine à Vincent qui en échange, faisait un listing des
caractéristiques dites du « gentil garçon »…
Et donc, ce matin là, Vincent utilisa
tant d’énergie à l’écriture de son journal, qu’une seule
petite bouchée avait été arrachée de son croissant et que le
café, froid depuis longtemps, resta immobile dans le fond de sa
tasse en verre.
26 Août : Bientôt deux mois que je
travaille avec Elina et qu’elle remplit de joie chacun de mes
instants. La rentrée se fait dans moins de trois semaines mais je
sais que je vais d’ores et déjà sécher quelques cours afin de la
retrouver au plus vite… je pense même l’inviter sous peu,
peut-être pour boire un verre, se faire un ciné et… enfin, je
préfère me laisser du temps pour imaginer une soirée idéale…
Ainsi, après plusieurs jours
d’hésitation, le jeune garçon se lança enfin et à sa grande
surprise, Elina accepta volontiers l’invitation.
Et c’est alors que par un soir de
septembre, élégamment habillés, les deux amis se retrouvèrent
devant le cinéma, prêts à se caler au fond des sièges moelleux et
à dévorer le film d’épouvante qu’ils avaient choisi de voir
ensemble. Mais dans la file d’attente, un imprévu vint gâcher ce
moment. Matt déboula avec sa bande de comiques et croisa le regard
de Vincent…
- Hey, Vincent ! Qu’est-ce que tu
fous là ?
Ses yeux se posèrent aussitôt sur
Elina.
- Et en charmante compagnie qui plus
est… dit-il en prenant sa frêle main pour mimer un baiser. La
jeune fille rougit.
- T’es un cachottier Vince… vous
êtes euh…
- Elina, sa collègue, répondit la
jeune fille un peu embarrassée.
Le jeune homme pouffa de rire et
murmura en se tournant légèrement vers ses amis :
- Ouais, je me disais aussi… Bon et
bien bonne soirée, peut-être nous verrons nous après… reprit-il
à voix haute, adressant un clin d’œil à Elina.
Après un petit silence imposé, la
jeune fille essaya :
- C’est un de tes amis ? Il est
assez mign…
- Nan c’est un sale con !
répondit-il d’un ton sec.
La jeune fille parut choquée par les
paroles de son ami.
- C’est la première fois que je
t’entends parler comme ça, et laisse-moi te dire que je n’aime
pas le Vincent qui vient de se manifester, dit-elle.
Vincent ne savait que répondre tant
il se sentait mal, mais une tape sur son épaule le sortit de ses
pensées.
- Allez ! On ne va pas planter notre
petite soirée pour ça, hein ? dit-elle en souriant plus belle que
jamais dans les lumières multicolores que dégageaient les
différentes enseignes du cinéma.
- Oui tu… tu as raison , excuse-moi…
se reprit-il, légèrement honteux.
- Et tu auras l’occasion de
m’expliquer plus tard tout ce que t’a fait ce type pour animer en
toi cette forme de colère, ajouta-t-elle avant de poursuivre :
Tiens, c’est à nous !
Puis les deux amis s’avancèrent :
- Bonsoir madame, deux places pour…
Tout se passait exactement comme dans
les rêves les plus fous de Vincent. Elina se collait à lui dans les
moments de suspense. Ils échangeaient des regards, parfois mêlés
de sourires lors des instants plus légers.
Le film terminé, la foule regagnait
la sortie, avec pour la plupart d’entre eux des étoiles plein les
yeux et de délicieux frissons de plaisir en repensant à quelques
scènes effrayantes. Du moins, c’était le cas pour Elina et
Vincent, laquelle lui proposa de le raccompagner en voiture.
Installés à bord d’une petite
Renault 5 blanche, les deux jeunes gens entamèrent un court débat
sur la projection, les vieilles ampoules orangées des réverbères
pour seule lumière.
- Alors ? Sympa comme film , non ?
demanda Elina.
- Il y avait quelques trouvailles en
effet, mais bon, le héros s’en sort encore et toujours face à un
type qui aura beau tout se prendre dans la tronche, sans qu’il ait
ne serait-ce qu’une petite égratignure ! répondit Vincent en
riant.
- C’est normal. Tu imagines payer
aussi cher pour voir le héros mourir au final ? Quelle frustration !
s’amusa-t-elle avant de poser sa tête contre l’épaule du jeune
homme, fier. J’ai passé un excellent moment, tu sais. Et ça
faisait vraiment longtemps que ça ne m’était pas arrivé…
C’est alors que, profitant de la
situation, Vincent alla délicatement coller ses lèvres contre les
siennes…
- Non mais qu’est-ce que tu fais !
dit-elle en se dégageant assez brutalement.
La confusion régnait dans l'esprit du
jeune homme.
- Pardonne-moi mais je… enfin, je
pensais que c’était le bon moment pour euh…
- Le bon moment pour quoi ? En aucun
cas tu n’étais sensé m’embrasser là, tout de suite,
maintenant. Nous sommes amis, rien de plus ! s’indigna-t-elle.
- Je… je ne pensais pas à mal, je
suis… je crois être amoureux de toi et…
- Oh non, Vincent… soupira-t-elle
avant de poursuivre.
- Ce n’est pas un petit ami que je
cherche. J’ai besoin de quelqu’un qui sache m’écouter, un
confident. Je veux sortir, délirer… mais même si j’ai souvent
l’air de m’en plaindre, je tiens à ma liberté.
- Je ne comprends pas, je suis à peu
près ce que tu recherches, non ? Je veux dire, je sais t’écouter,
personne ne se comprend mieux que nous et…
- Et justement, je ne veux pas prendre
le risque de tout briser pour une relation avec toi… coupa-t-elle
presque comme si il était temps de clore la discussion et d'étouffer
ce dernier geste.
La mine basse, les poings serrés sur
ses genoux, Vincent pensait avoir reçu le coup de grâce, mais…
- Hohoho ! Il semblerait que tu te
sois fait jeter là. Le pire dans tout ça, c’est que j’ai
assisté à toute la scène ! cria Mat dont la Golf IV grossièrement
décorée était stationnée juste devant celle d’Elina, tous feux
éteints, afin de contempler au mieux cette mascarade. Bien entendu,
ses amis étaient également présents à bord. Deux d’entre eux
mimaient la scène du baiser de façon très vulgaire tout en
accompagnant leur sketch de rires gras…
- C’est dur, mais inutile de te
mentir Vince, on voit bien que t’es pas son style ! hurla-t-il plus
fort encore. Hey Elina, si t’as besoin d’un vrai mec ! Tu sauras
où me trouver !
Dans un fracas assourdissant, le
bolide démarra pour filer dans la nuit, le bruit du moteur
légèrement couvert par les beuglements des cinq garçons…
Un froid glacial occupait à présent
l’habitacle de la voiture.
- Je suis désolée Vincent… tu as
raison c’est un sale c… mais elle ne put finir sa phrase.
- Je vais rentrer à pieds, dit
Vincent en ouvrant la portière.
- Non attends… Elina tenta de le
retenir, mais en vain. Le jeune homme referma délicatement la
portière et s’enfonça dans l’ombre…
Deux fin ruisseaux de tristesse
parcouraient ses joues. Plus il avançait dans cette rue mal
éclairée, plus il revivait sa mésaventure dans ses moindres
détails. Il essuya ses yeux d’un revers de manche et lorsqu’il
leva la tête, il ne reconnut pas son chemin.
« Et en plus je trouve le moyen
de me perdre… », pensa-t-il en cherchant du regard un point
de repère.
Soudain, une ombre grandissante
apparut petit à petit devant lui. Un individu à l’allure
débraillée apparut dans le noir. Il portait un treillis imprimé
militaire déchiré aux genoux, un tee-shirt dont le logo avait
partiellement disparu et était coiffé de rastas qui lui tombaient
au niveau des épaules.
- Une petite pièce, mec ?
Vincent serra dents et poings.
- Non désolé.
- Allez gars ! Un peu de civisme s’te
plaît, j’ai besoin de ma dose là !
Vincent pouvait sentir ses dents se
craquer sous la pression de sa mâchoire et répondit sans parvenir à
desserrer celle-ci.
- Je te dis que je n’ai rien…
L’individu s’approcha un peu plus,
si bien que ses dents rongées par le manque d’hygiène étaient
désormais visibles.
- Écoute, on est dans une ruelle
plutôt sombre, déserte, qu’est-ce qui se passerait si je venais
me servir moi-même ?
- Pourquoi tu n’essaierais pas ?
Devant tant de sûreté le jeune homme
fila vers Vincent qui, d’un geste rapide, put se saisir de la
première chose qu’il trouva au sol.
Il n’avait suffit que d’un seul
coup, sourd, suivi d’un craquement comme-ci quelque chose avait
cassé à l’intérieur du crâne qu’une grosse pierre venait
d’enfoncer.
Le raquetteur s’écroula au sol, les
yeux révulsés, du sang s’échappant de sa tempe gauche. Son corps
secoué de spasmes, il restait là, étendu, avant que la vie ne lui
échappe.
Les halètements de Vincent ne
cessèrent pas et la colère qu’il avait libéré ne semblait
vouloir le quitter. Les yeux exorbités, il regarda la pierre, lécha
le sang qui y était déposé et cracha au visage du corps étendu.
Plus loin, il se débarrassa de l’arme du crime, cachée là où
personne ne pourrait mettre la main dessus, ou même soupçonner
qu’elle eut servi à arracher l’âme de cette « sous-merde »,
pensa-t-il.
Après une heure de marche, il rentra
enfin dans son petit appartement et arracha sa chemise qu’il avait
acheté exprès pour la soirée, en faisant voler les boutons à
travers la pièce. Il s’installa à son bureau puis saisit son
journal et une plume d’encre noir.
Machinalement, il relut la dernière
phrase qu’il avait écrit un peu avant de retrouver Elina :
24 Septembre : …Je suis si heureux
de passer la soirée avec elle…. je sens que cela restera
inoubliable…
Il frappa du poing sur la table et
dévoré par de mauvaises pensées débuta un récit :
…Tous les sentiments d’amour ne
valent rien et si personne n’a besoin de moi, alors il est inutile
de perdre mon temps dans un monde fait de menteurs et de profiteurs.
Il y a trop longtemps que je souffre. La seule chose que je regrette,
c’est de ne pas avoir étripé de mes mains ce bâtard de Matt et
d’exhiber ses restes à la population. Puisse mon âme reposer,
enfin…
Ne sachant plus quoi écrire, il
griffa les pages à l’aide de sa plume répandant des copeaux de
papier partout sur le bureau avant de lever celle-ci au dessus de sa
tête et de la planter avec force dans son bras. La douleur était
forte, mais pas question de reculer. Il descendit la plume vers son
avant-bras avec peine, mais sans sourciller, s’arracha des lambeaux
de chair puis projeta son instrument de torture sur le coté.
Il ne put contempler que quelques
secondes l’affreux spectacle dont il était l’auteur, une marre
de liquide rouge et noir vint souiller les pages du journal.
- Ma plus belle création…
souffla-t-il d’une voix presque sourde, avant de s’écrouler
lourdement sur le plancher.
-
DRING
!!! DRING !!!
Vincent ouvrit les yeux à demi, comme
pris d’une gueule de bois.
DRING !!! DRING !!!
- Vincent ! C’est Elina ! Ouvre s’il
te plaît !!!
BOUM !!! BOUM !!!
- Vincent, je regrette pour hier, je
veux juste te parler c’est tout !
Le jeune homme se leva en sursaut, le
front couvert de sueur. L’horloge clouée au dessus de sa chambre,
indiquait 14h00. Mais plus qu’une simple matinée perdue, sa plus
grande surprise fut de voir qu’aucune marque ne subsistait sur son
bras… pas même la moindre petite trace.
- Je… j’arrive tout de suite,
répondit-il, s’appuyant sur son bureau pour se mettre debout.
Merde ! C’est quoi ce bordel !
Le journal était intact et le carnage
de la nuit avait totalement disparu. Cependant, en dessous de ce
qu’il avait écrit avant sa fameuse soirée, il y avait, comme
pyrogravée, cette étrange phrase :
J’ESPERE QUE TU SAURAS APPRÉCIER
!
- Bon , tu ouvres ! cria Elina.
- Je… j’arrive, laisse moi enfiler
un tee-shirt... répondit Vincent en fermant le journal.
Il ouvrit doucement la porte, mais
Elina poussa celle-ci de force.
- Écoute, je ne voulais pas que la
soirée se termine comme ça ! dit-elle, en traversant la minuscule
entrée qui menait directement vers la seule pièce à vivre du petit
studio.
- Je te rassure, moi non plus, murmura
le jeune garçon, gardant en tête le corps du voleur gisant sans
vie, puis l’image de son bras en lambeau.
- C’est mignon chez toi ! les yeux
d’Elina se baladaient à travers la pièce, puis fixèrent alors
sur le journal de Vincent. Hey, tu écris un roman ?
Il ne fallut que quelques centièmes
de seconde pour que celui-ci soit arraché de sa place par son auteur
qui le rangea aussitôt dans l’un des tiroirs du bureau.
- Ce… c’est rien laisse tomber.
La jeune fille se dirigea vers le lit
de Vincent.
- Tu sais, je voulais…
CLICK
« C’est effectivement une
vision d’horreur pour la pauvre jeune fille qui a découvert le
corps… »
- Oups ! Excuse-moi !
En s’asseyant sur la couche, Elina
fit pression sur les touches d’une télécommande qui alluma la
petite télévision de Vincent, dont le visage devint subitement
blafard.
- Mince alors, on dirait la place de
l’hôtel de ville ! dit-il sans perdre une miette de ce qu’il
pouvait voir.
- Tu as raison, mais pourquoi ils…
- Attends, monte le son !
ajouta-t-il les sourcils froncés, coupant la parole d’Elina qui
s’exécuta aussitôt.
« … Vous savez Harry, je suis
journaliste depuis plus de vingt ans, j’ai couvert des faits divers
marquant mais je n’ai jamais vu une telle horreur. Le jeune homme à
été retrouvé accroché à l’un des réverbères que vous pouvez
voir juste derrière moi. Les pompiers ont du s’y mettre à
plusieurs pour le descendre car il était lié par les mains et les
pieds. Je veux dire que l’agresseur, ou plutôt LES agresseurs
comme semble laisser entendre la police, ont, par on ne sait quel
moyen, noué les mains et les pieds de la victime entre eux… la
gorge… »
Le journaliste contrôla tant bien que
mal un haut-le-cœur, puis se reprit…
« … la gorge à été
tranchée, et la langue sortie par cette entaille. Une ouverture
béante coupée en étoile et étirée jusque dans le dos laisse à
présent voir les entrailles de la victime et comble de la démence,
tous ses organes ont été extraits et déposés tout autour du
réverbère à l’exception du cœur qui a quant à lui, disparu… »
Le micro tremblait et une main de
femme vint essuyer la sueur abondante du front de l’homme d’âge
mûr qui semblait avoir hâte de rendre l’antenne pour sans doute
aller vomir.
« En temps ordinaire Harry,
nous cachons ce genre de détails pour éviter de créer un mouvement
de panique, mais sur ordre imminent du préfet qui est arrivé sur
les lieux très tôt ce matin, il faut que tous les habitants se
protègent, que personne ne sorte seul la nuit et que portes et
fenêtres soient closes le soir venu. Un important détachement de
policiers à été déployé dans tous les lieux publiques et aux
quatre coins de la petite ville… un autre cadavre à été retrouvé
quelques heures après, il s’agirait d’un jeune SDF connu des
services de police pour vols et agressions. Cependant, les policiers
confirment qu’il s’agirait là, de deux affaires différentes… »
Une photo d’un beau jeune homme
apparu sur l’écran de télévision, une photo que Vincent et Elina
connaissaient bien…
« … rappelons que le jeune
Matthieu Deviers, n’avait aucun antécédent judiciaire et qu’il
menait apparemment une vie paisible, au dire de sa famille, sous le
choc d’une telle barbarie… »
- Pousse-toi !
Une main sur la bouche, Elina se
précipita vers les toilettes pour vomir ses tripes, tandis que
Vincent tomba à genou.
- Mais qui a bien pu… et pourquoi ?
Dans quel but ?
Son cerveau tournait à plein régime,
allant jusqu’à lui causer une petite migraine.
Son amie réapparut la mine déconfite
et balbutia :
- Je vais… je vais rentrer chez moi…
- Elina attends ! Je sais pourquoi tu
es venue. Je m’excuse d’avoir ne serait-ce que penser que tout
les deux on aurait pu… enfin… si tu le veux bien, on efface tout
et on recommence ?
La jeune fille regarda Vincent avec
des yeux humides, puis se jeta dans ses bras.
- On efface tout et on recommence…
je ne veux pas perdre un ami comme toi, dit-elle, s’écartant de
lui pour sortir du studio.
Comment aurait-il pu lui avouer qu’il
ne pensait pas un traître mot de ce qu’il venait de dire. Il
l’aimait toujours et ne s’avouait pas encore vaincu… Toute la
journée, il repensait à ce qu’il avait vu aux informations, mais
une autre chose occupait son esprit :
J’ESPERE QUE TU SAURAS
APPRÉCIER !
Qui avait pu graver ceci sur son
journal ? Était-il somnambule et avait-il fait cela lui même ?
Stupide. Il s’empara d’une plume et d’un flacon d’encre bleue
pour écrire juste en dessous :
- C’était magnifique…
-
Un mois s’était écoulé et aussi
prévisible que cela puisse paraître, la psychose s’empara des
habitants de la ville, chacun traquant le « coupable »
idéal. Malheur à celui qui était un tant soit peu marginal, car il
s’offrait un aller simple sur le banc du commissariat, lequel se
remplissait jour après jour de toute sorte de candidats potentiels…
Vincent quant à lui passait désormais
plus de temps au travail qu’à suivre ses cours.
- Vincent, Elina, plus je regarde les
chiffres en détails et plus je pense à vous séparer de vos postes
respectifs. Tous vos autres collègues ont des résultats de vente
convenables sauf vous...
Le directeur du magasin où
travaillaient les deux jeunes gens était d’humeur massacrante
depuis quelque temps.
- Vous savez… tenta Vincent.
- Ce que je sais, c’est qu’à
chaque fois que je vous croise je vous trouve systématiquement en
train de parler. Ça fait fuir la clientèle une attitude pareille,
vous vous en doutez tout de même ? Vincent, vous changerez de poste
et irez rejoindre Emerick au rayon littérature dès demain…
Le jeune homme s’offusqua :
- Mais vous n’avez pas le droit !
- Je vous rappelle que je suis le
directeur ici et que par conséquent, je ne vous conseillerai jamais
assez d’obéir à mes directives… à moins que vous ne teniez à
votre place…
- Calme-toi Vincent, il n’en vaut
pas la peine…murmura Elina à l’oreille de son ami.
- Donc à partir de demain, avec
Emerick !
En se retournant, il manqua renverser
une personne en fauteuil roulant qui passait juste derrière lui. Se
rattrapant comme il put, il s’écarta de façon brutale, jeta un
regard de mépris et souffla, montrant un profond agacement.
Vincent s’approcha de la vieille
dame handicapée et se mit à sa hauteur :
- Vous allez bien ? demanda-t-il
inquiet.
- Oui ne vous inquiétez pas jeune
homme. Votre chef n’a pas l’air très commode dites-moi ?
répondit-elle affichant un large sourire.
- Non, c’est le moins que l’on
puisse dire… dit-il en rajustant la petite couverture qui couvrait
les frêles jambes de la grand-mère. Soudain, elle lui saisit la
main.
- Vous avez le regard triste mon
enfant, ne laissez pas vos douleurs passées couvrir votre esprit et
gâcher votre présent, si sombres soient-elles… Elle sourit à
nouveau, s’excusa et poursuivit son chemin.
- Qu’a-t-elle voulu dire ? demanda
Elina qui s’était rapprochée.
- Je n’en ai pas la moindre idée…
affirma-t-il, avant de poursuivre : Bon, profitons de nos dernières
heures de collaboration ! Qui sait, peut-être que demain il aura
tout oublié…
Le soir venu, Vincent rentra chez lui
et après une petite soirée en solitaire, s’installa à son bureau
puis ouvrit le précieux journal.
Rien n’avait changé et rien n’était
apparu, si bien qu’il hésita à arracher la dernière page avant
de reprendre.
25 Octobre : La façon qu’a notre
chef de nous fliquer commence sincèrement à m’énerver.
Aujourd’hui, c’est le comble, il me sépare de ma Elina et s’en
prend même aux clients handicapés… Il mériterait de se retrouver
en fauteuil comme la vieille dame qu'il a bousculé. Peut-être
serait-il plus respectueux des choses si la vie lui offrait l’une
de ses pires fatalités.
Ses yeux se fermaient à demi et il se
surprit à bailler à s’en décrocher la mâchoire. Traînant les
pieds, Vincent alla jusqu’à son lit et s’y écroula de façon
brutale, la fatigue multipliant par deux le poids de la chute contre
son matelas.
Cette nuit, Il fit un rêve étrange.
Bien que n’ayant pas le permis de conduire, il imaginait piloter
une Bentley Arnage
flambant neuve, comme un as. Sur le siège arrière se tenait une
silhouette noire, inquiétante, mais Vincent n’avait pas peur. Il
traversait une immense route en plein désert, un peu comme celle que
l’on trouve aux États-Unis.
Soudain, sur la voie de gauche, se
tenait un rang de personnages figés, côte à côte. Le pilote
ralentit le véhicule et fixa les individus. Chacun d’entre eux le
saluait de la main à son passage. Derrière eux, la même silhouette
noire qui était à bord du véhicule semblait les maintenir debout,
comme un marionnettiste tient ses poupées.
Ce qui perturba le jeune homme, c’est
que ces visages lui étaient étrangement familiers et ce n’est
qu’une fois arrivé au bout de la file qu’il reconnu Matt et
Elina qui le saluèrent également. Il chercha alors à arrêter le
véhicule, mais l’ombre derrière lui s’étendait jusqu’à la
pédale d’accélérateur pour l'écraser. Le véhicule fonçait
désormais vers un gigantesque halo de lumière verte.
Un hurlement dans la brume du rêve,
et Vincent se réveilla en sursaut. Une main sur le visage, l’autre
retournant son réveil digital.
- Putain 3H30 !
Il se serait volontiers ré-endormi si
un petit crépitement ne détourna son attention, et ce qu’il vit
le fit se lever d’un bond.
De petites flammes étaient en train
de dévorer le journal. Le jeune homme se précipita pour tenter
d’éteindre le brasier, mais une chose étrange se passa. Les
flammes se résorbèrent d’elle-même. Comme si le journal les
aspirait.
Quand celles-ci disparurent, Vincent
ouvrit son précieux ouvrage. Les pages fumaient encore.
JE M’EN OCCUPE...
Les lettres étaient brûlantes. Cette
fois pas de doute, quelque chose habitait le livre.
Toute la nuit durant, le jeune homme
voulut « communiquer » avec son journal, gravant en lui
quelques simples questions.
- Qui es-tu ?
- Comment es-tu entré ici ?
- Comment puis-je converser avec toi?
Mais rien ni fit et les flammes ne
réapparaissaient pas, laissant les questions en suspend.
La nuit fut plus que courte, et c’est
l’esprit embrumé que Vincent partit regagner son poste, en milieu
de matinée.
Une horde de badauds se tenait devant
le magasin. Certains pleuraient, d’autres formaient de petits
groupes de discutions, communiquant à voix basse.
- Elina ! Qu’est-ce qui se passe,
ici ?
Vincent reconnut son amie dans la
foule, qui s’empressa de le rejoindre.
- Les collègues se demandent si il
faut ouvrir le magasin, ou si il vaut mieux laisser les rideaux
baissés en signe de soutien, répondit-elle.
À ce moment précis, les yeux de
Vincent scrutaient le monde. Très vite, il s’aperçut qu’il ne
connaissait pas les trois quarts des gens qui partageaient son
quotidien.
Il fut tiré de ses pensées par une
légère bousculade d’un des nombreux individus présents sur les
lieux puis demanda à son amie :
- En signe de soutien, pour qui ?
- Pour le directeur. Sa femme et son
fils de six ans se sont faits renverser ce matin par une énorme
voiture alors qu’ils sortaient pour déposer l’enfant à l’école.
D’un doigt tremblotant, elle désigna
quelqu'un que Vincent ne prit pas la peine de regarder.
- Monsieur Roux, le directeur adjoint,
l’a eu au téléphone un peu avant que tu arrives et d’après les
médecins, le pronostique vital n’est pas engagé. Mais il y a une
forte chance pour qu’ils finissent tout deux en fauteuil roulant…
la colonne vertébrale…
La jeune fille échappa un frisson.
- Oh mon Dieu, en fauteuil à tout
juste six ans…
Vincent voulut parler, mais une
multitude d’aiguilles acérées semblaient lui transpercer le
cerveau, si bien qu’il dut se retenir à Elina.
- Vincent ? Quelque chose ne va pas ?
- Je… je ne sais pas. Je ne me sens
pas bien, je crois que je vais rentrer chez moi… dit-il
nerveusement.
- Tu veux que je te raccompagne ? lui
proposa la jeune fille.
- Non, non merci… ne te donne pas
cette peine. Marcher me fera du bien.
- Sois prudent Vincent, et n’hésite
pas à m’appeler ou m’envoyer des messages. Tu n’es pas…
beaucoup présent, ces temps-ci…
- Excuse-moi, la fatigue ne m’aide
pas, répondit-il avant de tourner les talons et se fondre dans la
foule qui commençait déjà à se disperser…
Le chemin ne fut pas des plus aisés
pour le jeune homme. Son corps était parcouru de sueurs froides et
il pouvait sentir son crâne enveloppé dans une épaisse couche de
coton, marchant à travers la ville presque par automatisme…
Il ne lui fallut pas moins de deux
heures pour rentrer chez lui, et alors que le tout venant s’apprêtait
à déjeuner, Vincent entra dans son appartement puis se versa une
tasse de café en allumant son écran de télévision…
« Il s’agit là d’un
nouveau mystère qui frappe cette petite ville d’apparence très
calme. En effet, un peu plus d’un mois après la découverte d’un
cadavre mutilé aux abords de l’hôtel de ville, une femme et son
enfant âgé de six ans auraient été renversé tôt ce matin au
pied de leurs immeuble. Toutefois, un témoin de la scène affirme
que la voiture n’avait pas de conducteur. L’homme dit avoir vu
une silhouette sombre assise sur les sièges arrière mais aucun
chauffeur à son bord. D’après les détails fournis par celui-ci,
et confirmés par les enquêteurs, la police serait à la recherche
d’un véhicule de marque Bentley, mais celle-ci semble s’être…
envolée… »
Tel un automate au teint de marbre,
Vincent éteignit son poste. Mais alors qu’il s’apprêtait à se
saisir de son téléphone, un vent glacial surgit de nulle part et
souleva la couverture du journal, faisant virevolter les pages pour
s’arrêter à un endroit bien précis…
« JE
SUIS UNE PARTIE DE TOI, ISSU DE TON CERVEAU, ME NOURRISSANT DE TES
MEMOIRES, JE VIS POUR TE SERVIR DANS L’OMBRE, CROIS EN MOI, ET TU
ME DONNERAS LA VIE… »
Le jeune homme prit alors la plume et,
guidé d’une foi inébranlable, dessina ces lettres :
- Comment es-tu arrivé jusqu’ici ?
Le livre devint très vite brûlant,
tandis que de petites flammes commencèrent à danser lentement en
dévorant la page.
« EN
CETTE NUIT DE TROUBLES, J’AI ENTENDU TON APPEL. TU AS SCELLE TON
SANG AU MIEN. »
À ce moment précis, Vincent revit sa
tentative de suicide et s’imagina le coït entre les particules de
charbon et son sang, enfantant ainsi un être d’une sauvagerie
primitive qui vivait à présent dans le journal.
Le jeune homme agrippa la couverture
du livre, comme pour s’y accrocher et ne pas sombrer dans les
vertiges qui montaient à l’assaut de sa tête.
- Pourquoi t’être attaqué à la
famille de mon directeur et non à lui-même ?
La chaleur que dégageaient les
flammes creusaient à présent les mains de Vincent, formant dans un
premier temps de petites cloques qui très vite se déchiraient et
s’asséchaient par la suite. Mais aucune douleur ne l’empêcherait
de lâcher son ouvrage.
« EN
NOTRE MOI INTERIEUR, J’AI PU LIRE QUE SELON TOI, CERTAINES
PERSONNES COMPRENNENT MIEUX LES LECONS DE LA VIE SI LA FATALITE
CARESSE LEURS PROCHES… JE SAVAIS QU’IL EN SERAIT DE MEME POUR LUI
ET QUE… »
Les lettres n’apparaissaient plus
lisiblement et Vincent bailla de façon répétée… Un cerveau pour
deux entités vampirisait le jeune homme qui s’écroula de sommeil
contre le sol de son petit studio.
-
Les jours passèrent et de plus en
plus de gens disparaissaient dans des circonstances étranges. Des
équipes de télévision se déplacèrent pour déranger une nouvelle
fois le quotidien de la ville lorsque l’on retrouva un homme empalé
sur la lance que pointait la statue du jardin publique.
Les conversations que Vincent avait
avec l’entité le fatiguait de plus en plus. Il sortait peu, ne se
présentait plus beaucoup à son poste, ou désertait simplement
celui-ci à n’importe quelle heure de la journée au prétexte d’un
état migraineux, succombant en fait à l’appel de son journal. Il
savait jouer des émotions de son créateur si bien qu’une simple
bousculade sans excuse signifiait à l’auteur de l’injure, un
allez simple pour le trépas. Bientôt, il devint incontrôlable,
semant l’horreur presque uniquement à son bon vouloir.
- Vincent ? C’est Elina , j’ai…
j’ai besoin de te voir, il faut qu’on parle.
- Euh… oui , tu peux… Tu peux
passer si tu veux, répondit-il d’un souffle lourd et fatigué dans
le micro de son téléphone portable.
- Tu es parti précipitamment ce
matin, tout va bien au moins ? Je dois t’avouer que tu m’inquiètes
un peu, ajouta la jeune fille soucieuse de l’état de son ami.
- Non… non, tout va bien… enfin je
ne sais pas…
Vincent s’était aventuré trop loin
sur les sentiers de la perdition, si bien que la culpabilité et le
remord s’insinuaient au fond de son être. Et le journal n’aimait
pas ça. Il le faisait savoir en redoublant d’imagination quand à
la mort qu’il offrait aux détracteurs du jeune homme.
- Peut importe, viens vite s’il te
plaît…
En temps ordinaire, il aurait sauté
dans la salle de bain pour se rendre présentable devant celle qu’il
aimait. Mais, épuisé, il s’allongea et attendit patiemment
l’arrivée de sa belle.
Durant tout ce temps, le journal ne se
manifesta pas et Vincent put s’évader à loisir dans de paisibles
pensées. Devrait-il tout avouer à la seule personne qui pouvait le
comprendre ? Mais qu’elle serait la réaction de… son autre ? Une
chose était sûre, cette fois ci, il ne cacherait pas son journal.
Ce livre… peut-être lui aussi avait-il besoin de se reposer ? Pas
le temps d'y penser. On venait de frapper à la porte.
Vincent ouvrit à la jeune fille qui
eut un bref moment de recul.
- Mon Dieu ! tu as une mine
affreuse… dit-elle pleine d’empathie à l’égard du garçon. Tu
n’es pas malade au moins ?
Vincent s’efforça de sourire.
- Non, ne t’en fait pas… Je t’en
prie entre, proposa-t-il en s’écartant de l’encadrement de la
porte pour laisser passer Elina.
Tout deux s’assirent sur le lit
défait du jeune homme, se regardant longuement, avant d’entamer
une discussion.
- Tu as toujours ton livre secret sur
ton bureau ? demanda Elina en affichant un petit sourire. Ce même
petit sourire qu’ont les personnes qui cherchent à rendre
l’ambiance moins pesante avant d’annoncer une catastrophe.
- Tu peux le lire si tu veux…
répondit Vincent à qui l’adrénaline, provoquée par la décision
de tout lui révéler, donnait d’horribles vertiges.
La jeune fille échappa un petit rire
forcé, à peine audible.
- Plus tard peut-être, oui.
Un petit silence, et Vincent reprit :
- Tu voulais me dire… Mais avant
même qu’il ne put finir sa phrase, Elina lui coupa la parole :
- Je vais partir.
- Comment ?
- Je vais partir d’ici Vincent. Je
quitte tout. Mon appartement, le travail… tout.
La consternation se lisait dans le
regard du jeune homme qui saisit la main d’Elina.
- Mais enfin… pourquoi ? Comme ça,
sur un coup de tête ?
- Un coup de tête oui, mais qui ne
vient pas de moi.
Elle serra de toute ses forces les
mains de son ami.
- Il s’agit de mon père. Il a
appris tout ce qui se passait dans cette ville maudite… pour lui,
la mort est trop présente ici et il craint pour sa fille unique. Je
ne me…
Cette fois, c’était au tour de
Vincent d’interrompre son amie :
- Tu es ma seule amie Elina, et tu
vas…
- Je ne me voyais pas lui dire non,
Vincent ! interrompit une nouvelle fois son amie, avant de fournir
quelques explications : Tu sais, mes parents m’aident
régulièrement. Ils payent chaque mois la moitié de mon loyer, et…
enfin si tu avais entendu la voix de mon père, pleine de larmes !
oh je regrette que tu n’ai pas eu de parents comme les miens,
Vincent…
- Tu vas partir.
- Il n’y a qu’une chose que je
vais regretter, c’est de te quitter. Rien ni personne ne me
manquera plus que toi…
- Parce que tu penses qu’on ne se
verra plus… du tout ? s’offusqua le jeune homme, les yeux plein
de larmes.
- Si, bien sur ! Pendant les vacances,
peut-être. Tu sais, je serai à plus de cinq cent kilomètres d’ici
et…
Vincent lâcha les mains de son amie,
mais celle-ci, cherchant à éviter qu’un malaise malvenu ne vienne
encore plus assombrir l’air de la pièce, ajouta :
- De toute façon on ne se quittera
pas comme ça, dans ton petit appartement…
Elle se leva et fit quelques pas dans
le studio, s’approchant du journal de Vincent, et tout en caressant
la couverture, regarda le jeune homme.
- Alors demain soir, je viens te
chercher. On ira boire un verre et on passera toute la soirée
ensemble. Une soirée inoubliable, je te le promets !
Vincent se leva et prit Elina dans ses
bras avant de la regarder droit dans les yeux et d’afficher un
large sourire.
- Tu me manqueras énormément Elina.
Demain soir, on passera la plus belle soirée qu’on ait jamais
passée.
La jeune fille parut satisfaite de la
réponse de Vincent et l’embrassa à deux reprises sur les joues,
avant de lui donner rendez-vous le lendemain soir et de sortir du
studio un sourire aux lèvres.
La porte se ferma et Vincent quant à
lui, prit place devant son journal.
Les mains d’abord serrées sur le
plan de travail, la folie semblait le gagner. Ce qui expliquait cet
interminable mouvement de balancier qu’il effectuait sur sa chaise.
Puis, se jetant sur son livre qu’il
écrasa fortement contre son torse, il éclata en sanglot. Sa tête
tournait de façon constante, accompagné d’une sensation d’ivresse
parfaitement incontrôlable.
La bave aux lèvres et les membres
tremblants, Vincent se saisit de sa plume avec difficulté et dicta à
voix haute ce qu’il écrivait.
- Elle n’a pas le droit… elle n’a
pas le droit de me laisser… elle n’a… tout ça c’est de sa
faute ! Il n’a pas le droit de me l’enlever ! Il doit payer son
rapt, il doit le payer de sa vie !
Son état de démence le fit écrire
quelque chose qu’il regretterait plus tard. La colère épuisa un
peu plus le faible corps de Vincent qui posa son visage contre les
pages de son livre, laissant un petit ruisseau ininterrompu de larmes
couler sur les pages.
Soudain, une sensation de chaleur,
puis une véritable gerbe de flammes explosa contre le visage de
Vincent avec une force telle qu’il fut projeté en arrière. Il se
précipita dans la salle de bain pour éteindre le petit brasier qui
consumait à présent ses sourcils.
Lorsqu’il releva la tête, un visage
horrible le contemplait dans le miroir. Un visage rongé par les
brûlures autour des yeux dont les paupières avaient disparu,
laissant place à un regard effrayant. Le journal ne voulait plus
voir Vincent pleurer.
Rampant pour arriver jusqu’à lui,
il se saisit de l’ouvrage et contempla une fois de plus la
prophétie.
« CETTE
NUIT, IL N’Y SERA PLUS… »
Dans un accès de colère, Vincent
projeta le journal à travers la pièce.
Le jeune homme ne trouva pas le
sommeil de toute la nuit, ses yeux ne se fermant plus. Il cherchait
un moyen désespéré de cacher ses cicatrices pour son rendez-vous
de demain soir. Des lunettes de soleil ? Ridicule en pleine nuit.
Mais quoi, alors ?
Toutes solutions furent inutiles car de
soirée il n’y eut. Tard le lendemain soir, Elina appela Vincent :
- Je suis désolée… je suis
désolée, répétait-elle sans cesse des sanglots plein la voix.
- Mais enfin, que se passe t-il ?
- C’est… mon père il… il est…
il est tombé hier soir… j’ai dû partir…
- Reprends ton calme et explique moi
Elina, tu me fais peur là !
La jeune fille prit de profondes
inspirations afin de dompter un mélange de désespoir, de tristesse
et autres sentiments plus désagréables les uns que les autres.
- Mon père est tombé et…elle
échappa un souffle lourd. Les médecins disent qu’il s’agit
d’une rupture d’anévrisme… On aurait pu le sauver si… la
jeune fille marqua un large temps d’arrêt.
- Elina ? Tu es toujours là ?
- Je… je suis désolée, je dois y
aller… pardonne moi, dit-elle en pleurant.
- Elina ? ELINA !
Mais les hurlements de Vincent ne
servirent à rien. Elina s’en était allée...
-
Les coups de téléphone et les textos
se faisaient de plus en plus rares. La jeune fille démarrait
progressivement une nouvelle vie.
Dans le quartier où habitait Vincent,
les enfants parlaient d’une créature qui vivait recluse au fin
fond d’un appartement. Un monstre qui hurlait la nuit.
Les plus courageux d’entre eux
s’approchaient de la porte, frappaient et s’enfuyaient à toutes
jambes.
Beaucoup se plaignaient d’une odeur
pestilentielle s’échappant de son antre par les interstices de la
porte. Les volets étaient clos, la boite aux lettres pleine, jamais
d’entrée ni de sortie…
BOOM ! BOOM ! BOOM
!
- Monsieur ? Ouvrez monsieur ce sont
les pompiers !
Quelques semaines plus tard, le
voisinage extrêmement dérangé par l’odeur de mort qui planait
dans la cage d’escalier, appela les pompiers et agents de police,
effrayés à l’idée qu’une chose horrible se soit passée au
rez-de-chaussée.
BOOM ! BOOM ! BOOM
!
- Monsieur, je vais être dans
l’obligation d’enfoncer la porte. Pour votre sécurité, je vous
conseille de vous en éloigner ! cria l’un des soldats du feu.
- J’espère que vous avez le cœur
bien accroché les gars parce que vu ce qu’il en sort, j’ose même
pas imaginer comment ça va être une fois la porte
ouverte…ajouta-t-il à voix basse en direction de ses collègues et
des forces de l’ordre.
Un craquement infernal de bois et de
métal retentit dans toute la résidence, puis un deuxième, et un
troisième qui acheva toute résistance à l’entrée du domicile.
Lorsque la porte vola en éclat, tous
se collèrent une main sur la partie basse du visage afin de se
protéger de l’odeur nauséabonde qui tentait de pénétrer leur
nez.
Quatre d’entre eux se retournèrent,
ne supportant pas le macabre spectacle, et un agent alla jusqu’à
déverser le contenu de son estomac dans le creux de sa main.
- Putain ! C’est quoi ce merdier ?
Le capitaine des pompiers entra le
premier et se tourna vers les policiers :
- Je crois que c’est de votre
ressort maintenant…
Il se retourna et laissa deux des agents
les plus braves se rendre dans la toute petite pièce.
Au milieu de celle-ci gisait un jeune
homme dont le torse nu était couvert de multiples plaies. La
reconstitution à même la peau d’une nuit constellée d’étoiles.
Trois entailles – deux aux poignets et une très profonde à la
gorge – , avaient sans aucun doute scellées la destinée du
garçon. Quant à ses yeux… chacun d’entre eux reposaient dans le
creux de ses paumes, étendues sur le sol.
- Un suicide ? demanda le premier
policier au second.
- C’est classique chez les
schizophrènes. On entend des voix et on cherche à les faire sortir.
Le pompier qui était resté à
l’entrée s’interposa, l’air abasourdi par les conclusions trop
hâtives des deux hommes.
- Attendez les mecs, qu’est-ce qui
vous fait dire qu’il était schizophrène ? Et encore plus qu’il
ne s’agit pas d’un meurtre ?
Les deux confrères eurent un sourire,
et l’un d'eux tendit au capitaine une feuille de papier sale qu’il
venait d’arracher du mur de l'appartement.
- Tiens, regarde mieux autour de toi
et lis ça.
L’homme prit le papier et passa la
tête pour mieux regarder les alentours. Car trop absorbé par l’état
du cadavre, il ne vit pas que chaque centimètre de mur était
couvert par une multitudes de feuilles semblable à celle qu’il
tenait entre les mains. Il y avait deux sortes d’écritures. Une
posée à la plume, comme celle qui traînait à quelques centimètres
du garçon et qui avait très certainement servie à lui infliger ses
blessures. L’autre gravée, brûlée pour ainsi dire, avec une
précision si parfaite qu’elle ne transperçait pas la page.
Au moment de lâcher la sienne, il se
reprit et lut ce qu’il semblait être une conversation :
- Pourquoi l’avoir tué , lui ?
« ELLE
AVAIT DU DESIR POUR LUI, JE L’AI RESSENTI… »
- Mais je ne t’ai rien demandé
cette fois !
« NE DIS
PAS DE SOTTISE, JE SUIS TOI JE TE RAPPELLE, ET NOTRE DESIR LE PLUS
FOU EST DE LA GARDER POUR TOI »…
- Tu n’es pas moi ! Tu n’es pas
moi !
« SI JE
NE L’AVAIS FAIT , TU L’AURAIS PERDUE… ET NOUS NE L’AURIONS
PAS SUPPORTE… »
- Jamais je n’aurais dû te parler
de son nouveau petit copain… Je ne veux plus de toi ! Laisse-moi,
tu comprends ! Laisse-moi !
« TU SAIS
TRES BIEN CE QU’IL FAUT FAIRE POUR QUE JE PARTE… »
- C’est hors de question, je ne te
la laisserai jamais !
« ET
POURTANT, C’EST LE SEUL MOYEN… JE DOIS PRENDRE CE QUE TU DESIRES.
ALORS FAIS-LE. OFFRE-MOI LA FILLE. DESIRE ME L’OFFRIR… »
- Je préférerais crever de mes mains
et m’arracher les yeux…
La conversation s’arrêtait
brutalement et un frisson parcouru entièrement le squelette du
lecteur. La feuille s’échappa de sa main pour aller se déposer
près de la couverture de ce qui fut un agenda, couleur bordeaux.
- C’est probablement de là que
viennent toutes ces feuilles, dit le capitaine d’une voix
bouleversée.
- C’est marrant, y’a comme une
petite flaque sur la couverture, et avec l’œil posé dans la main
au dessus de tout ça, on dirait presque qu’il s’est mis à
chialer !
Le pompier lança un regard noir à
l’agent qui manifestait bien peu de compassion envers la victime.
- Et qu’est-ce qu’on fait
maintenant ? demanda-t-il.
- On ne touche à rien et on sort. Je
vais appeler le gars qui s’est occupé des affaires un peu crades
de ces derniers temps. Comment il s’appelle déjà ? Lutter…
Rutter…
- Utterson, répondit son collègue,
commissaire Utterson.
- Ouais c’est ça, Utterson.
Tous s’apprêtèrent alors à
quitter le petit studio.
- Attends, regarde un peu ça… dit
l’agent à son complices en lui plaquant une main sur l’épaule.
Son index visait le plafond.
LIBRE
- Écrit avec du sang on pourrait
croire.
- Pfff quel manque d’élégance…
Les deux policiers contemplait le
spectacle, jusqu'à ce que l'un d'eux soulève le véritable problème
de cette histoire:
- L’emmerdant avec un schizophrène,
c’est qu’on ne sait jamais quelle partie de lui s’exprime…
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