One Final Graven Kiss

One Final Graven Kiss


Cette histoire reste encore aujourd'hui ma préférée pour de multiples raisons. La première d'entre elles est que j'ai toujours voulu écrire une aventure sur le thème du vampire. J'avais déjà étudié l'idée il y a quelques années de cela et étais arrivé à une histoire trop absconse pour permettre une quelconque publication. Puis, en puisant dans mes diverses expériences, je couchais un premier jet de ce qui est aujourd'hui ce troisième conte. Mais je n'en restai pas là. Le thème de ce conte me plaisait tant que je décidais d'en faire une nouvelle. Intitulée « Laura », celle-ci reprit les codes contenus dans One final Graven Kiss, avec pour contrainte de ne pas utiliser le mot « Vampire » durant toute l'histoire. Car la contrainte pousse à la création.

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J’avais pour nom d’homme, Ethan Hope. Je vécus peu longuement ma vie d’humain avant que l'on me métamorphose en charognard à robe noire. Avant cela, j’étais le meneur d’un groupe de voleurs professionnels. Attention, je ne parle pas de simples petits casseurs ou de crapules œuvrant dans l’unique but de semer le désordre. Nous évoluions exclusivement dans le monde bourgeois et nos prises étaient simples : œuvres d’art et bijoux, et parfois même de l'argent, sans arme, sans violence, toujours dans la plus grande discrétion. À titre d’exemple, il est déjà arrivé que nous visitions une demeure pour y dérober une série de vases canopes Égyptiens ( revendus à prix d’or à un collectionneur étranger ) et que le propriétaire ne se rende compte du délit qu’une semaine plus tard.

N’œuvrant pas seul dans cette affaire, je m’en vais vous présenter mes trois complices.
Je commencerai par ce garçon expert en crochetage, mon propre frère, Geoffrey.
Nous eûmes notre première expérience alors que nous n’étions encore que collégiens.
N'importe quel gamin ( et vous-même probablement ) a déjà entendu parler d’une maison hantée près de son quartier, son école, ou à deux pas de chez lui… Du moins c’était le cas pour nous, car à un peu moins de cent mètres de notre établissement se trouvait une demeure dont la réputation maléfique n’était plus à faire. Un pari stupide entre une poignée de camarades et nous voilà, mon frère et moi, devant le parvis de la maison. Je me souviens parfaitement de chaque détail du paysage chaotique qui s’offrait à nos yeux ( et qui en réalité, me fascinait plus qu’il ne m’effrayait ). La hauteur de l’herbe ainsi que le chiendent montraient que le bout de terrain entourant l’édifice n’avait pas été entretenu depuis fort longtemps. Tout était sale, des escaliers qui menaient à la porte d’entrée, en passant par les sculptures ( trop abîmées pour deviner quel animal était représenté ), ainsi que les murs extérieurs. Sans oublier ses nombreux volets, clos, dont la peinture avait grossièrement disparue, laissant sur les bords de ceux-ci de longues traces de rouille qui avaient dégouliné sur les rebords des fenêtres. Ce dernier aspect me donna l’image d’une maison qui par l’abandon et la solitude, s’était mise à pleurer des larmes de sang ? Peut-être cherchait-elle à susciter la curiosité en se présentant ainsi…
Je me souviens de la première phrase de mon frère également :
- On ne se sépare pas, ok ? Parce que si y’a des chiens ou des trucs pas nets, on sera toujours plus forts ensemble que séparés !
Mais cette crainte se dissipa bien vite et laissa place à une sensation qui nous était jusqu’alors inconnue : l’excitation de pénétrer un lieu qui ne nous appartenait pas.
Je passerai volontairement les détails de notre entrée ( peu professionnelle en réalité ) ainsi que de notre visite, car bien sur il n’y avait rien de hanté. Juste une maison abandonnée de tous, où les objets se laissaient mourir de vieillesse dans leur prison de poussière. Nous prîmes cela dit chacun un objet que longtemps nous gardâmes comme un trésor. Un bougeoir en bronze pour mon frère sur lequel était gravée une croix avec une multitude de petits détails que nos jeunes yeux n’arrivaient pas à décrypter, et un vieux livre de poésie aux pages ternies pour ma part. Une fois dehors, nous fûmes pris d’un fou rire lorsque nous avons remarqué que nos « amis » avaient déserté les lieux…

Il s’était passé quelque chose dans nos esprits ce jour là. Jamais nous ne nous étions sentis si proches de la peur et du danger. Et il nous fallait recommencer cette expérience, retrouver ces émotions… Si bien que nous nous mîmes à la recherche de toutes les « maisons hantées » des environs, et plus loin encore. Nous en voulions plus, toujours plus. Dès lors, il nous fallait sentir des sensations différentes, que l’adrénaline monte plus encore dans nos cerveaux et, petit à petit, nous abandonnions les maisons vides pour des demeures plus vivantes. Mon frère se spécialisa donc dans l'ouverture de porte...

Vient le tour à présent de Sylphide. Et là, je ne saurais décrire son talent avec tous les honneurs qu’il mérite. Car il fallait vraiment être présent lorsque celle-ci œuvrait pour s’apercevoir qu’il y avait quelque chose de magique en elle. Féline dans ses déplacements, serpentine lorsqu’il s’agissait de se glisser dans d’étroits interstices, elle savait également se faire ombre et se fondre dans le décors, invisible aux yeux des gardiens qui passaient à moins de deux mètres d’elle.
C’était une véritable artiste. Nous l’avions d’ailleurs rencontrée lors d’un concert, les Cradle of Filth. Elle et sa troupe faisaient partie d’une sorte de cirque des horreurs et étaient programmés en première partie du groupe qui devait se produire ce soir là.
Un Monsieur Loyal aux allures de croque mort présentait toutes sortes de créatures difformes et innommables : une femme sans tête, une fratrie de quatre… enfin une sorte de leipreachan ( le croque mort expliquant dans un français pitoyable qu’ils étaient le fruit de l’accouplement malsain entre un farfadet et une humaine ), et autres perversions humanoïdes sortis tout droit de mauvais contes pour adultes… Son Freak Show comme il l'appelait.
Derrière toute cette mascarade trônait une grande cage de fer, couverte de faux lierre montant, où dansait une sublime jeune fille vêtue d’une combinaison moulante de latex noir. Alors que tous les mâles de la salle bavaient devant ses formes généreuses, je restais en émoi devant la souplesse de ses mouvements.
Nous nous devions d’exploiter ses talents autrement qu’enfermer comme un animal dans cette vulgaire prison. Le spectacle faisait son effet car c’est dans l’euphorie générale que nous laissions les spectateurs, et partîmes à la recherche d’une porte dérobée qui nous mènerait jusqu’aux coulisses. Oui, nous aurions pu chercher la facilité en soudoyant les gorilles qui gardaient le devant de la scène pour qu’ils nous laissent un accès direct aux loges. Mais n’inspirant aucune sympathie, Nous décidâmes d'agir autrement.
Lorsque nous eûmes pénétré les coulisses, il ne fut pas si simple de retrouver la jeune danseuse. Les bousculades étaient légions dans un couloir aussi étroit, et le stress des organisateurs était palpable. L’un d’eux hurlait après un technicien qui n’était pas à son poste, d’autres types arboraient fièrement autour de leur cou un laisser passer pour rencontrer les artistes, une bière à la main. Absorbés par ce contexte d’euphorie, nous avions failli percuter la fratrie de petits êtres qui sortaient de l’une des loges. L’un d’eux se retourna et émit une sorte de couinement de marcassin à mon égard, laissant apparaître une rangée de dents acérées.
- J’ai bien cru qu’il allait te bouffer celui-là !
Le regard que nous échangeâmes alors Geoffrey et moi, était un mélange certain entre la peur et la surprise. Toutes ces créatures étaient donc réelles ?
- Non, pas d’inquiétude, lui avais-je dis après que mes yeux se soient posés dans la pièce d’à côté où je vis deux hommes démonter le mannequin de la femme sans tête…
Mais quelle ne fut pas mon angoisse lorsque l’une de ces monstruosités à deux visages cracha un glaire verdâtre à mes pieds…
- Ethan, par ici !
Lorsque je relevai les yeux ( faisant tout pour éviter ceux du monstre ), je vis mon frère trois portes plus loin me faire de grands signes, un sourire benêt graver sur son visage.
Arrivés tant bien que mal à destination, nous entrâmes dans une petite loge joliment décorée de meubles anciens typés indien, le rouge et le jaune prédominaient partout dans la pièce. Au fond de celle-ci était disposé un canapé de velours ocre sur lequel la belle jeune fille en tenue civile était allongée, les yeux clos.
Je me raclai la gorge, un peu confus de la déranger.
- Le spectacle n’est pas encore fini, vous débarrasserez ma loge juste avant de partir, dit-elle tout en se retournant contre son lit de fortune, pensant sûrement avoir à faire à quelques autres techniciens.
Elle avait un fort accent dont je ne saurais deviner la provenance mais sa façon de rouler les « R » donnait un peu plus de charme à son personnage.
- Pardonnez nous, nous… Je n’eus pas le temps de commencer ma phrase qu’elle sursauta et s’assit d’une brusque façon.
- Qui êtes-vous ? nous demanda-t-elle, surprise par notre présence.
- Je me présente, Ethan Hope… dis-je en lui tendant la main.
Mon frère tira alors sur mon t-shirt avec force.
- Et voici mon frère, Geoffrey nous…
- Qu’est-ce que tu fous Sylphide ! Je te rappelle qu’on se casse dans moins d’une heure !
Le croque-mort déboula furieusement, nous bousculant avec une telle force que nous fûmes littéralement projetés sur les côtés. Ce maudit personnage tenait un sceau duquel s’échappait une odeur pestilentielle.
- T’as intérêt à pas traîner sinon j’te… Les yeux de la jeune fille semblaient soudainement s’embuer.
- Vous n’avez rien à foutre ici vous !
Cet espèce de grand cadavre sur patte s’adressait à nous avec une certaine vulgarité. D’étranges petits insectes marrons courraient le long de sa chevelure blanche, si bien que je me plus à imaginer un court moment qu’une véritable faune avait élu domicile sous son chapeau haut de forme, qu’il ne devait ôter que trop peu.
Un petit bruit nous fit tous trois nous retourner et l’expression de son visage changea du tout au tout.
- Hey les quadruplés, je vous cherchais ! Vous avez bien bossé ce soir… Il plongea la main dans le sceau et en sortit quatre sardines recouvertes par une épaisse glu transparente qu’il jeta en direction des monstres, lesquels se disputèrent le butin.
Quelques gouttes de cette infecte substance putride éclaboussa le pantalon de mon frère qui manqua vomir ses tripes devant les restes du repas des farfadets.
Le croque mort lâcha un rire sec avant de se retourner vers moi et reprendre un air plus sérieux.
- Il est formellement interdit d’adresser la parole à l’une de mes propriétés sans y avoir été autorisé…
Sa propriété ? Voilà qui expliquait les larmes de la jeune fille.
( Bien que Sylphide n’en ait jamais parlé depuis, je me suis longtemps demandé comment avait-elle pu vivre parmi ces horreurs et quel genre de punition devait-elle subir chaque fois que le croque-mort était mécontent ).
Je sentais qu’il fallait être franc avec un tel personnage, aussi je décidais de ne pas mentir.
- Je viens proposer à cette jeune fille de travailler pour moi…
Je vis alors les yeux de Geoffrey se révulser avant qu’il ne sorte de la salle, se tenant à tout ce qu’il pouvait agripper, puis alla soulager ses hauts le cœur un peu plus loin.
Au même moment, l’homme qui était debout devant moi se tenait les côtes tant il riait. Sylphide quant à elle restait assise et essuyait comme elle pouvait l’abondance de larmes sur son visage. D’un mouvement dont j’ignorais qu’il en eut les capacités, monsieur Loyal claqua la porte avant de me plaquer au sol, me tenant fermement par le col.
- Écoute-moi bien p’tit con, j’n’ai pas l’impression que tu aies idée de qui se tient en face de toi… J’ai parcouru le monde entier à la recherche de gens dont tout le monde se fout, de gens que l’on bannit des villages parce que la nature leur a fait pousser un troisième œil, ou privé d’oreilles. Des phénomènes de foire qui avec moi trouvent un sens à leur vie. Et toi… toi petit merdeux, tu voudrais m’enlever ma seule poupée normale ? Mon seul joyaux ?
Manquant cruellement d’oxygène sous sa poigne de fer, je tentai pourtant d’articuler.
- Elle… elle n’est… pas comme vous…
- Et c’est justement ça qui est dégueulasse l’ami… Elle ne sait rien faire d’autre que gesticuler et tu n’as même pas idée de combien ça m’a coûté pour l’acquérir. Heureusement, les familles pauvres ne font pas les fines bouches pour vendre un moutard contre quelques billets… fini-t-il par me dire, parachutant une flopée de postillons sur mon visage.
À chaque tentative de dégagement, il resserrait son étreinte sur ma gorge.
- Je vais l’emmener avec moi ou…
L’homme sortit de derrière son pantalon une courte dague qu’il plaqua contre mon visage, juste sous l’œil gauche.
- Ou je pourrais te sectionner la gueule, faire en sorte de briser les membres du type qui t’accompagne et vous larguer dans un ravin sur la route de notre prochaine destination, qu’en dis-tu ? demanda-t-il en grinçant les dents, tout en appuyant sa lame qui commençait à creuser ma peau.
La peur me saisit le cœur, et dans un geste que je pensais être le dernier de mon existence, j’empoignai la main armée de mon assaillant.
Il posa alors le regard sur ma main, plus précisément sur la bague que je portais à l’annulaire gauche.
- Cette bague… c’est la bague Atlante ! Où l’as-tu trouvée ?
L’intérêt qu’il porta à mon anneaux de pierre ne manqua pas de soulever une forte curiosité en moi.
- Pourquoi, elle vous intéresse ? demandais-je dans l’espoir qu’il me lâche enfin.
- REPONDS ! hurla-t-il.
- Je suis voleur de métier. Je l’ai subtilisée à un riche financier qui se prend pour un égyptologue…
Il tripotait l’anneau de ses doigts crochus et grattait celui-ci par endroit de ses ongles sales et épais.
- Du Grès d’Assouan… je ressens les ondes… je ressens le pouvoir… chuchotait-il.
Il me releva d’une seule main avec cette force toujours aussi prodigieuse et se mit à crier :
- C’est d’accord ! L’anneau contre la fille ! Excellent deal, n’est-ce pas ?
Sylphide releva le visage et je surpris un petit sourire. Dans quelques secondes, elle serait libre…
- Entendu, je vous donne l’anneau et je prends la jeune fille ! dis-je en essayant d’extraire la bague qui ne voulait se séparer de mon doigt.
- Attends je vais t’aider…
Je n’eus pas le temps de comprendre ce qu’il se passait. Dans un éclaire de douleur, ma main se couvrit rapidement d’un liquide rouge, chaud et épais. La dague du croque-mort venait de me sectionner l’annulaire et je m’écroulai au sol, foudroyé par le mal…
Les seules choses dont je me souvienne du reste de la soirée furent la présence de Sylphide, accroupie devant mon corps étendu, et les derniers mots de cet homme :
- Jamais tu n’auras connaissance des pouvoirs de cet anneau car jamais nous nous reverrons !
Puis, le souvenir de deux personnes me portant en dehors du bâtiment, suivi d’un trou noir…
Ce vieux fou avait raison, jamais nous nous revîmes et, depuis ce jour et ce aussi loin que me portent mes souvenirs, Sylphide resta parmi nous, libre d’utiliser son savoir faire au sein de notre petite entreprise…

De mon équipe, il ne me reste alors plus qu’une personne à vous présenter et je ne m’attarderai nullement sur son sujet. Même si je n’ai jamais aimé ce garçon, je suis contraint d’avouer que son talent nous a sauvé la vie deux ou trois fois. En effet, J.R ( diminutif d’un prénom peu assumé ) restera comme le pilote le plus doué qu’il m’eut été donné de voir …
Alors, que nous pourchassions la plus grosse Opale connue à ce jour ( et Dieu sait qu’obtenir ce joyau aurait fait grand bruit parmi les collectionneurs peu scrupuleux du monde ), un incident plus qu’inattendu gâcha notre travail. Trop peu renseignés sur le manoir dans lequel nous nous étions introduits, nous tombâmes nez à nez sur le service de sécurité, pensant nous trouver en réalité dans la salle même où était exposée notre précieuse convoitise. Et il ne leur fallut que quelques secondes pour ameuter les résidents de leurs coups de feu à répétition. Échappant in extremis aux balles, nous nous retrouvâmes à courir à travers un large jardin, blessés par le verre d’une vitre qu’il nous fallut briser afin de sortir de ce piège. Derrière, une meute de dobermans nous filait le train dans l’espoir de déchirer nos mollets de leurs crocs.
Comme à chaque excursion nocturne, nous échafaudions un plan prévoyant, pour les cas comme celui-ci, de se séparer les uns des autres. Mais cette nuit il ce fut différent.
Dans sa course effrénée, Geoffrey se mit à haleter :
- Suivez-moi ! Ce soir il y a du changement !
L’esprit dérangé par ce revirement de situation, je n’eus pas le temps de prononcer un mot que nous dûmes plonger par dessus une haie de bonne hauteur. Dévalant une pente de terre comme des pantins désarticulés, mon visage alla se planter contre une épaisse carcasse froide.
- Hey ! Fais un peu gaffe au bébé, tu veux ? me dit alors une voix, avant que son propriétaire ne se penche contre mon obstacle pour en essuyer les traces que je venais de faire.
- Allez, allez, on grimpe !
Et c’est avec le crâne en feu que je montais dans un véhicule dont j’ignorais totalement le modèle. Elle arborait des flammes géantes peintes du capot au coffre.
Je sentis mon corps s’écraser contre la banquette de cuir et mon poids se doubler à mesure que le pilote écrasait l’accélérateur. À mes cotés, Sylphide tentait de s’accrocher du mieux qu’elle put, secouée par les brusques virages et autres dérapages parfaitement contrôlés.
- Je vous présente J.R ! Je me suis dis qu’on aurait besoin d’un pilote un moment où un autre. Ce soir on peut dire qu’il a fait ses preuves, non ? demanda Geoffrey.
- Ouais, je suis d’accord pour faire partie de l’équipe à condition que vous ne dégueulassiez pas ma caisse. Bien sur, je prends une comm’ ! répondit-il avec arrogance.
- On avait pas besoin de ça… rétorquais-je, ne contrôlant plus les allées et venues de ma tête contre le plastique qui entourait la portière.
- Moi après je m’en fous les mecs, hein. Je vous fais descendre et vous expliquerez à vos p’tits copains pourquoi vous vous êtes introduits chez eux sans permission…
J.R. ne s’était jamais investi réellement dans nos plans. Il n’étudiait son rôle qu’au tout dernier moment et ne cherchait en aucun cas à participer pleinement à nos parties de « cache-cache ». Pour lui, le simple fait de nous conduire et nous ramener à bon port justifiait qu’il récupérait une part de la somme que nous recevions de nos acheteurs. Mais je crois que ce qui m’énervait le plus était de le voir semer cet argent aux quatre vents, dilapidant celui-ci dans bon nombre de futilités.
Du simple petit caïd de rue, J.R était passé, grâce à nous, à un dandy se pavanant beaucoup trop à mon goût avec des fourrures et des bagues en or plein les doigts…
Mais pourquoi avoir gardé un tel personnage me direz-vous ?
En plus d’avoir apporté plus d’une fois la discorde dans le groupe, il était, selon moi, une balance potentielle.
Il fut également le sujet de nombreuses bagarres entre mon frère et moi, si bien que je n’eus jamais de mal à lui rappeler que pour les talents de Sylphide, j’y avais laissé un doigt.

Le temps passait et nous continuions nos méfaits au gré des nuits. Seulement, depuis un certain temps, les affaires allaient de mal en pis car plus aucun nom ne figurait dans notre carnet d’adresse, et nos planques se vidaient peu à peu de tout butin.
L’entente se dégradait et cela se ressentait dans chacune de nos missions. Alors, Geoffrey décida de nous quitter un moi durant, avant de me promettre qu’il rattraperait ses « erreurs ».
Puis, par une soirée glaciale de février, il revint parmi nous de façon explosive.
- Ça y est, je la tiens cette fois !
Sylphide, qui était avachie sur le canapé, sortit de son roman pour s’intéresser aux dires de Geoffrey.
- Qu’est-ce que tu tiens ? demanda-t-elle perplexe.
- Ma promesse ! Je tiens ma promesse ! Les affaires reprennent et je vous ai dégoté la baraque qu’il nous faut !
Il était surexcité et faisait les cent pas dans le salon, parlant vite et fort, avec une gestuelle propre aux impatients.
- Attends, de quoi tu parles ? dis-je tout en cherchant à le canaliser.
- Je parle d’un domaine qui se vide de ses occupants chaque nuit à la même heure. Je parle d’un château immense aux innombrables pièces, je vous parle de tous les trésors que doit receler cet endroit !
Sylphide et moi échangeâmes un regard des plus dubitatifs.
- Une telle opportunité ne se représentera pas Ethan… fini-t-il, espérant me convaincre.
- Et comment l’as-tu trouvé ? demanda très justement la jeune fille, avant que Geoffrey ne s’en sorte une fois de plus par une pirouette.
- Mais on s’en fout de ça ! L’important, c’est ce qu’elle renferme, non ?
- Arrête de divaguer. Un endroit comme celui-là doit être truffé de bonhommes en costume prêts à faire feu au moindre bruit…
- Rien du tout je te dis ! À vingt-trois heures tapantes, toutes les lumières s’éteignent et trois personnes sortent pour ne revenir que vers cinq heures du matin ! Ça fait des jours et des jours que je les épie... j’ai même réussi à bricoler un petit abri aux abords du château !
- C’est pour ça que tu schlingues trois mètres à la ronde… ricana Sylphide.
- Tu peux rire, quand tu seras richissime, tu sauras qui remercier !
Je ne pus dire un mot qu’il continua sur sa lancée.
- Bon, organisez-vous, j’appelle J.R pour qu’il se prépare à décoller dès demain soir, parce que c’est tout de même pas la porte à coté.

J.R. ne pouvait s’empêcher de protester chaque fois que nous chargions sa voiture de nos effets qui, selon lui, alourdissaient le bolide.
Des outils de crochetage et autres pieds-de-biche, des trousses de secours, lampes torches, talkies-walkies, cordes et surtout, nos « costumes de scène » comme j’aimais à les appeler.
Sylphide revêtait sa combinaison moulante de l’époque où elle œuvrait pour la troupe infernale, flirtant en compagnie des ombres, indétectable si nos cibles n’étaient pas équipées d’une certaine technologie.
Geoffrey optait pour le camouflage intégral lui donnant une allure très militaire, allant jusqu’à s’enduire le visage de charbon afin de disparaître dans l’obscurité.
Quant à moi, ne négligeant pas mon goût pour une certaine mise en scène, je ne me séparai jamais de mon long manteau. Un pantalon basique noir,et d’épaisses chaussures aux bouts coqués d’une plaque de métal. Quand bien même nous portions tous des gants, j’ajoute pour mon coté théâtral - et il est important pour moi - , un masque de cuir me donnant l’aspect d’un visage brûlé. Je puis vous assurer de son effet car, chaque fois où je fus surpris par une tiers personne lorsque je fouillais ses biens, la victime observait un temps d’arrêt si important qu’il me fut aisé de disparaître deux fois avant qu'elle ne donne l’alerte.

La route se fit dans un silence de mort, un silence dont nous nous servions pour nous concentrer, entrer dans une transe et prier Hermès, Brigid ou encore Ashur et leurs disciples.
Après un long moment à déchirer le bitume, notre chauffeur s’arrêta au bord d’une forêt située dans un paysage montagneux…
- C’est là ? s’étonna J.R .
- Presque, répondit Geoffrey, nous finirons à pieds.
Après une rapide préparation sous forme de rituel, notre voiture alla se poster un peu plus loin, son pilote à l’affût de notre retour.
Quant à nous, c’est avec une appréhension grandissante que nous pénétrâmes dans l’épaisse forêt, traçant un chemin avec le faisceau de nos lampes.
Au début, notre progression fut plutôt aisée. Enfin… jusqu’au moment où nous arrivâmes à un croisement où nous fûmes contraints d’éteindre toutes les lumières sur ordre de Geoffrey.
- À gauche toute, vingt pas environ, chuchota-t-il.
Vingt pas qui nous menèrent à une petite cabane de bois ressemblant fortement à un tipi recouvert de feuilles mortes. Le maigre abri était bien trop étroit pour tous y loger, mais serrés de la sorte, nous oublions les lames glacées du vent qui nous fouettaient le corps.
- Ok… et maintenant ? demandais-je à mon frère.
- Pile dans les temps ! Geoffrey venait de dégainer sa montre et ajouta : Maintenant, tu ne bouges pas et tu regardes par là.
D’un doigt tremblant à cause du froid, il désigna un épais grillage, au loin… si loin, qu’il me fallut plisser les paupières afin d’ajuster ma vue. Mais à peine avais-je eu le temps de m’habituer à l’obscurité qu’une chose étrange se produisit. Devant nous, le grillage s’ouvrit dans un fracas de chaînes et un horrible grincement de gond.
- Ils arrivent… murmura notre guide nocturne.
En effet, lorsque la grille fut complètement ouverte, l’on vit sortir un carrosse noir tiré par quatre chevaux. À l’intérieur de celui-ci brillait une faible lueur semblable à des flammes de bougies, lesquelles déformaient aux rythmes des chaos de la route les trois silhouettes qui siégeaient dedans.
- Merde, vous avez vu comment se tiennent les cochers ? leurs fis-je remarquer.
- Je n’y avais pas prêté attention jusque là , mais on dirait qu’ils… dorment ! répondit mon frère.
- Ou qu’ils sont morts… regarde, on dirait qu’ils sont maintenus par des cordes !
Juste après avoir fini ma phrase, j’aperçus Sylphide se signer. Elle tremblait non plus de froid mais de peur. Et sa phrase confirma mes craintes…
- Il y a quelque chose d’anormal ici. Je le ressens au fond de moi, cette forêt ne nous veut pas, je peux entendre le murmure des arbres. Ils nous mettent en garde…
Le carrosse venait de disparaître et j’appuyais avec foi ce que venait de dire Sylphide.
- Je ressens également une présence hostile... Et de vous à moi, une famille qui se déplace en carrosse à notre époque…
- Mais arrêtez de voir le mal partout putain ! Ce n’est qu’une bande de bourgeois excentriques ! Ethan, ce n’est ni la première ni la dernière fois qu’on en voit… Souviens-toi de ce type chez qui on s’était introduit et où tu t’étais dissimulé sous le lit de sa mère lorsqu’il déboula dans la chambre…
- Oui, oui, inutile de me le rappeler…
- Je ne me souviens pas de cet homme ? s’étonna Sylphide qui cherchait tant bien que mal à réchauffer ses bras.
- C’était un peu avant que tu n’arrives…
- C’est bon Geoffrey ferme la maintenant !
Le souvenir de cette histoire faisait affluer le sang dans tout mon corps au point de m’immuniser soudainement contre le froid.
- Et alors, je ne vois pas le problème, se cacher sous un lit n’a rien d’étrange… cherchait à comprendre notre amie.
- Ouais, sauf que la vieille était dans le lit, morte depuis une dizaine de jours et que…
- Et que quand je ferme les yeux je revois son visage éclairé par ma torche… deux semaines d’insomnies et de cauchemars au moindre assoupissement…merci Geoffrey.
- Le type était du genre fusionnel et ne voulait pas se « séparer » de Maman, répondit mon frère.
- C’est horrible…
- Oui jeune fille, c’est horrible. Bien plus que de se balader dans un carrosse, non ?
Geoffrey venait assurément de marquer un point, sans pour autant arriver à nous rassurer. Il se leva et nous conduit jusqu’au portail qui de près s’avérait être gigantesque. De chaque coté s’élevait deux colonnes sur lesquelles trônaient d’énormes gargouilles menaçantes aux ailes de chauve-souris.
- Ne vous laissez pas impressionner, on suit le sentier sur une centaine de mètres et on y est, dit Geoffrey à voix basse.
Après une progression ralentie par notre vigilance, nous arrivâmes entiers devant l’édifice.
En premier plan se tenait une statue de pierre représentant une femme tenant une jarre d’où avait dû s’écouler de l’eau. Mais à la vue du tas impressionnant de feuilles mortes et autre débris de bois au fond du bassin, la fontaine prouvait qu’elle était tarie depuis bien longtemps…
De chaque coté s’étirait de grands escaliers croisés à double rampes, superposées en trois étages et débouchant sur une lourde porte de bois à double battant. Le château se composait de trois parties réunies en un bloc massif. À gauche, une tour cylindrique au toit conique pointait vers le ciel noir charbon.
Le pavillon de droite semblait plus accueillant, de forme rectangulaire percé par de nombreuses fenêtres, il était couronné d’un haut pignon animé de lucarnes et de cheminées. Point central de cet édifice, une haute tour carrée coiffée d’un dôme en forme de bulbe quadrangulaire, rehaussé d’un lanternon. Quelques créatures fantastiques figées dans les murs ainsi que neuf niches porteuses de bustes de personnages intrigants dont jamais je ne devinerai l’identité.
- Bon, essayons de trouver une entrée facile d’accès, lançais-je, sortant tout le monde de l’hypnotisme que nous causaient le château.
- Je vais tenter de crocheter l’une des fenêtres sur le coté, si j’y ai accès ça sera un jeux d’enfant, dit Geoffrey.
- On te suit de près et une fois à l’intérieur on se sépare pour couvrir plus de zones. Talkies branchés sur la fréquence deux, toi Sylphide tu… Sylphide ?
La jeune fille montait lentement les escaliers, comme attirée malgré elle par l’entrée principale de la demeure.
- Ethan, qu’est-ce qui lui arrive ? s’inquiéta soudainement Geoffrey.
- Je n’en sais rien, elle est bizarre depuis qu’on est entré dans la forêt…
Il ne nous fallut que quelques secondes au pas de course pour la rejoindre en haut des marches, devant l'énorme porte.
- Cette maison est toujours vivante, mais elle pleure son passé… dit-elle en caressant le bois épais.
- Regardez, c’est elle qui nous le dit…
Mon frère et moi fîmes un pas en arrière devant cette chose que nous n’avions jamais vue jusque là. Gravée dans le bois, une scène macabre nous était contée.
Il y avait un homme dont le portrait était divisé en deux. Sur la partie gauche, il était représenté en guerrier armé d’une lance, trônant sur une montagne de cadavres. Et dans la partie voisine, il tenait une coupe aux motifs finement ouvragés. À ses cotés, des hommes et des femmes étaient représentés dans une scène orgiaque, entourés de nourriture et d’argent, symbole d’opulence et de luxure.
Au dessus de ce bas relief, le même homme était maintenu contre un mât entouré de ses sujets, brûlant avec eux sur un gigantesque bûcher.
Je lus à voix haute la longue phrase disposée en demi cercle sur toute la hauteur de la porte :
- « Passant, mange, bois, divertis-toi, tout le reste n’est rien… »
- Elle nous autorise à entrer… dit alors Sylphide.
Puis dans un chant sinistre, la porte s’ouvrit lentement, laissant assez d’espace pour nous permettre d’y pénétrer.
Notre jeune amie eut un frisson, comme si elle revenait à elle.
- Sylphide, ça va ?
- Oui, ne t’inquiète pas Ethan. C’est juste que…j’ai ressenti des choses … n’y pensons plus. Canal deux comme d’habitude ?
- Canal deux, comme d’habitude, répondis-je rassuré de la voir plus concentrée.
Nous entrâmes tous trois dans un grand hall lugubre, envahi par les désagréments du temps qui passe. Cinq portes et deux escaliers nous laissaient l’embarras du choix sur nos destinations futures.
Geoffrey choisit d’explorer en grande partie le rez-de-chaussée afin de répertorier de façon précise toutes les issues dont nous disposions. Sylphide décida d’arpenter la tour circulaire à la recherche de ses trésors et en ce qui me concerne, je m’offrais l’exploration du pavillon.

Lorsque je tournai une première poignée, j'entrai dans un long couloir où s’allongeaient de grandes tapisseries aux motifs moyenâgeux éclairés d’une multitude de candélabres ( j’aurais juré sur ma vie n’avoir vu aucune source de lumière de l’extérieur ). Je traversai la galerie avec émerveillement. Bien qu’il nous fut impossible de transporter de telles œuvres, je n’en restai pas moins admiratif de leur valeur. Plus loin, je montai une longue série d’escaliers dont les murs étaient drapés aux couleurs de la nuit. L’illusion de marcher parmi les étoiles s’accentuait à mesure où l’ascension paraissait sans fin. Au bout du chemin, je me trouvai face à une porte drapée d’un voile rose transparent, habillé de dentelle finement brodée. Mon cœur battait à vive allure à l’idée de ce que je trouverai derrière celle-ci et alors que je m’apprêtais à entrer :
- Geoffrey pour le reste de l’équipe. Je présume que si personne ne s’est encore manifesté c’est que vous aussi avez eu votre lot de bizarreries ?
La voix de mon frère dans le talkie-walkie me fit sursauter, sur quoi je répondis :
- Ethan pour Geoffrey, tu as trouvé quelque chose de « transportable » ?
- Je n’aurais pas trouver meilleure expression ! Cette maison regorge de merveilles mais aucun moyen de les déraciner. J’ai trouvé quelques portraits signés, mais ils me foutent la trouille, ils me donnent l’impression d’être suivi du regard… Personnellement je n’y toucherai pas… Geoffrey à Sylphide, tu en es où ? Geoffrey à Sylphide… Sylphide, tu me reçois ?
- Sylphide, c’est Ethan, dis quelque chose ! ordonnai-je d’un ton sec par crainte de n’avoir une nouvelle fois aucune réponse.
- Chut… Ethan, monte le son de ton talkie et écoute…
D’une main tremblante, je poussai le volume jusqu’à son maximum et colla le boîtier contre mon oreille… Mon sang se glaça d’effroi. A travers le talkie, on pouvait entendre les chuchotements d’une langue indescriptible.
La sueur qui s’était insinuée sous mon masque me brûlait le visage et dans mes mains, le talkie-walkie devenait presque brûlant.
- Bordel, à qui appartiennent ces murmures ?
- Je n’en sais rien, Geoffrey… je n’en sais rien…
Mais mon frère poussa un cri.
- Geoffrey ! Qu’est-ce qui se passe ? Geoffrey !
- Pas d’inquiétude, le talkie est devenu très chaud et je l’ai lâché…
- Bon, je visite ma dernière pièce, on part à la recherche de Sylphide et on se casse de là…
- Bien, je commence à croire que c’était une mauvaise idée finalement… avoua-t-il.
Des grésillements sortaient de nos appareils quand soudain :
- Sylphide pour les garçons, vous m’entendez ?
La voix de notre amie sonnait comme un vive soulagement pour nous.
- Merde Sylphide, mais qu’est-ce que tu foutais putain ? cria Geoffrey.
Mais les réponses arrivaient par bribes de mots entrecoupés d’interférences et de sa longue phrase je ne compris uniquement les mots chambre, prince, coffret et bijoux.
Inutile de lui demander si les murmures que nous entendions quelques secondes auparavant furent les siens, car au moment des questions son signal disparut et nous perdîmes alors tout contact avec elle.
Ne voulant que mon rôle de leader ne m’échappe, je lançais :
- Retour dans le hall dans un quart d’heure.
Je pris une grande inspiration et entra dans ce qui serait ma dernière pièce.
La porte s’ouvrit sans résistance et je plongeai à présent dans une chambre qui avait dû appartenir à une jeune fille. La chambre était de taille raisonnable et décorée avec soin. Elle était composée d’un lit à baldaquin usé et les étagères qui entouraient la pièce étaient recouvertes d’éditions anciennes de livres. Dans un coin se trouvait une coiffeuse dont le miroir était brisé en plusieurs morceaux. Sur celle-ci était disposé tout un tas d’accessoires ainsi que des flacons de formes diverses et variées. Je décidai alors d’explorer mon terrain de chasse. Lorsque j’ouvrai la seule armoire de la chambre, je fus étonné que tant de robes aussi majestueuses puissent tenir en un endroit si confiné. Mais pour le moment, toujours rien à prendre. Je décidai alors de fouiller la coiffeuse. Regardant mon reflet rendu hideux par le port du masque, je n’aperçus pas que derrière moi, la parure de lit se soulevait d’elle-même quand soudain :
- Bonsoir…
La voix, bien qu’extrêmement douce et féminine, m’emplit de terreur car j’aurais parié mon âme que la pièce était vide de toute présence.
La lumière que dégageaient les flammes semblait s’intensifier et tout me paru plus brillant, plus propre même. Je me retournai lentement et aperçus une silhouette allongée sous les couvertures du lit…
- Je vous ai fait peur ? C’est pourtant moi qui devrais crier, n’est-ce pas ?
Je ne saurais dire pourquoi, mais la voix de cette jeune fille m’ensorcela et de manière bien maladroite, je balbutia :
- Que… qui êtes vous ?
- Qui je suis ? Vous qui pénétrez dans ma chambre, vous me demandez qui je suis ?
La justesse de ses propos me couvrirent de honte, je m’étais introduit dans la chambre de cette jeune fille et me conduisais en parfait monstre d’impolitesse.
- Je vous demande pardon mademoiselle, je… je m’en vais de ce pas et ne vous importunerai d’avantage.
Et tandis que je m’approchai de la petite porte, la jeune fille stoppa mon élan.
- Non, attendez ! Je ne reçois jamais personne. Père m’interdit toute visite tant que… que je n’irai pas mieux. Et il y a trop longtemps que je n’ai pas tenu de conversation… Venez, approchez !
Jusque là, je ne pouvais distinguer son visage à cause de l’ombre que projetaient les épais tissus accrochés aux bords du lit, mais lorsque je fus à sa hauteur, je sentis une main frôler mon visage.
- Seriez-vous défiguré pour le dissimuler sous un masque ?
Celui-ci se déchira en deux avant de tomber lourdement sur le sol.
Rien au monde n’avait à présent plus de valeur que ce que je vis. La beauté de son visage plongea mon être au plus profond d’un sentiment qui m’était jusque alors inconnu. Elle avait de grands yeux verts et une longue chevelure châtain descendait loin sur son dos. Ses traits avaient la perfection d’une déesse grecque et sa peau, bien que très pâle était lisse de défaut. Lorsque sa main prit la mienne, mon corps tout entier fut frappé par la foudre et chacun de mes muscles se contracta, tétanisé de connaître une telle douceur. Je fus si troublé que durant un court instant je remis en question mon statut de voleur car, et cela resta l’unique fois de ma « carrière », je préférais mourir plutôt qu’elle ne souffre de voir une bande d’oiseaux de nuit violer sa propriété.
- Asseyez-vous près de moi, dit-elle en s’écartant délicatement afin de me laisser assez d’espace pour que je puisse m’y poser.
Elle plongea ses yeux un long moment dans les miens.
- Je me nomme Laura Déjulii. Puis-je connaître le nom de l’homme qui entre dans notre domaine sans invitation ?
Trop gêné pour soutenir son regard, je répondis comme un enfant que l’on surprend à voler une friandise.
- Je m’appelle Ethan. Et je suis… je suis un…
- Ne vous fatiguez pas, je sais ce que vous êtes. Mais n’ayez crainte, quelque chose me dit que vous ne ressemblez aucunement à ceux qui comme vous ont déjà tenté leur chance en ces murs.
Lutant pour sortir de l’emprise de sa voix, je cherchais à répondre de façon la plus distincte possible.
- À vrai dire, je ne pensais pas qu’il y aurait quelqu'un dans ce château. Nous avons vu un carrosse sortir et nous…
- Ah, il ne s’agissait que de ma famille. Père, mère et mon frère Thibalt, dit-elle en me coupant la parole.
- Votre famille ?
- Oui, ils ont la chance de pouvoir sortir tout les soirs, eux.
Je ressentais comme une pointe d’envie dans sa voix.
- Pardonnez mon indiscrétion, mais quel genre de mal vous oblige à rester alitée ? demandais-je de la façon la plus délicate et courtoise possible.
Elle tortillait le linge blanc qu’elle portait, le chiffonnant entre ses doigts.
- Père dit que je ne m’alimente pas comme je le devrais. Ma façon de faire n’est pas « conforme » et c’est pour ça que je reste si faible. Mais je vais faire des efforts et bientôt, je pourrai à nouveau me lever, danser… Aimez-vous danser Ethan ?
- Je… je ne suis pas doué pour cette discipline, désolé.
Nous nous sourions l’un l’autre et restions à discuter longtemps encore, apprenant à nous connaître. Je sus qu’elle appartenait à une noble famille dont les ancêtres remontaient à l’aube de l’humanité, œuvrant dans l’ombre d’empereurs, de rois ou autres héros de l’histoire.
De mon côté je racontais mes aventures, extrapolant quelques « fait d’armes » afin de me rendre plus intéressant. Nos vies s’étalaient comme les chapitres d’un roman qui nous appartenait, et j’étais émerveillé par ses connaissances, sa culture ou son amour pour les arts. Je me dis alors qu’il me faudrait plusieurs vies avant de pouvoir égaler un tel savoir.
Je buvais ses paroles sans jamais être rassasié et me perdais dans ses yeux espérant secrètement ne jamais en trouver la sortie.
Tout à coup, nous fûmes dérangés par un grand fracas venant de l’extérieur.
- C’est Père ! s’exclama-t-elle.
- Si tôt ? Mais il n’est que…
Lorsque je portai l’écran de ma montre à mes yeux, les aiguilles affolées tournaient toutes d’un sens différent.
- Mieux vaut pour vous de me quitter.
Je me dirigeai alors sans autre forme de procès vers la porte de la chambre, mais Laura m’interpella.
- Vous reverrais-je Ethan ?
- Dès qu’il me sera possible de…
- Demain soir, revenez demain soir, insista-t-elle. je ne saurai vous dire ce qu’il s’est passé entre nous ce soir, mais il m’est inconcevable de vous attendre plus longtemps…
Ma faiblesse prit alors le dessus.
- Je reviendrai, demain soir… je vous en fais la promesse.
- Et moi de vous attendre, me répondit-elle.
Je sentais mon cœur se serrer dans ma poitrine lorsque je refermais la porte sur le portrait de ma douce amie. Faisant chemin arrière en toute hâte, je dévalais les escaliers d’étoiles, traversais les nombreux corridors et après avoir franchi la galerie, j’arrivai dans le hall où deux personnes me sautèrent à la gorge.
- Putain ça fait quatre heures qu’on te cherche, où tu étais ? hurla Geoffrey qui me plaqua au sol, le visage déformé par la colère.
Je repoussai le corps lourd qui me maintenait à terre.
- Un simple retard de trente minutes justifie ton comportement peut-être ? eut-il en guise de réponse, mon poing s’apprêtant à s’abattre sur le coin de son visage.
Mais une frêle main interrompit le mouvement.
- Nous n’avons pas le temps pour ça, dit calmement Sylphide, J.R menace encore de partir et il est hors de question de lui céder une nouvelle partie de mon butin pour le retenir !
Nous nous fixions pourtant tels deux chats sauvages, lorsqu’un nouveau bruit nous poussa alors vers la sortie. Bien qu’il fit encore nuit, nous courrions vers la sortie du domaine lorsque nous vîmes le carrosse garé le long du château et fort heureusement pour nous, vidé de ses occupants. Après une longue foulée, nous entrâmes rapidement dans la voiture tandis que J.R piétina l’accélérateur avant même que les portes ne furent closes.
Alors que le véhicule dévalait la montagne, son pilote proférait des insultes envers l’équipe et particulièrement moi-même.
- Où étais-tu Ethan ? demanda Geoffrey les dents serrées.
- Je fouillais…
- Arrête de te foutre de ma gueule ! hurla-t-il à mon encontre. Pendant quatre heures ? Tu as fouillé pendant quatre heures ? Quitte à nous mentir, je pensais que tu aurais au moins la décence de choisir une meilleure excuse… continua-t-il.
- Tiens voilà ta part, et un petit surplus comme promis… dit Sylphide à J.R, cherchant à apaiser l’air électrique qui régnait autour de nous.
Elle tenait entre ses jambes un coffret en argent d’où elle extirpa quelques pièces d’or anciennes et une énorme chevalière de métal en or qu’elle tendit au conducteur. Mais celui-ci grimaça…
Je ne tolérais guerre de voir leurs doigts arracher les richesses que contenait le coffret car, lorsque je regardais le ciel noir, chaque trait du visage de Laura étincelait à travers lui telle une sublime constellation…
- C’est tout ! Putain il va falloir vous remuer les gars ! cracha le chauffeur, ce qui me fit exploser…
- FERME TA GUEULE ! hurlai-je en réalité plus pour l’ensemble de l’équipe que pour J.R lui-même.
Un lourd silence s’en suivit, vite interrompu lorsque j’annonçai :
- On y retourne dès demain soir…
Les protestations fusèrent de toutes parts et il me fallait trouver une raison plus que valable pour convaincre l’équipe de me suivre. C’est alors qu’une étrange douleur vint me frapper à l’intérieur du crâne. Je commençai soudainement à parler sans dompter mes mots, comme si quelqu’un utilisait ma voix et mes lèvres pour s’exprimer.
- Je suis tombé sur le gardien du site, et lui ai arraché la vérité sur les secrets des lieux. C’est un benêt et j'ai eu beaucoup de mal à lui faire avouer où se trouvait le trésor du château. Par contre pour ce qui est d’acheter son silence quant à notre prochaine visite, ce fut un jeu d’enfant. Quelques fausses promesses, et j’eus le droit de savoir que derrière une porte dérobée, au plus haut de la tour carrée, se trouvait le trésor de la famille. Et cela me prit du temps mon frère, lançai-je en sa direction avant que tout ne revienne à la normale et que la brume qui avait envahie mon cerveau durant quelques secondes ne se dissipe.
Je saisis alors mon unique chance de revoir Laura et trouvais que cette idée de trésor était plutôt séduisante.
Après un débat houleux, l’ensemble de l’équipe accepta de retourner au château la nuit suivante. Nous passâmes la journée entière dans une auberge à quelques kilomètres de là, où nous échafaudions un plan plus élaboré que le précédent. Le travail ne fut pas des plus simples car il me fallut également trouver quelque chose d’efficace lorsqu’ils s’apercevraient que cette histoire de trésor n’était que supercherie.
Néanmoins, après s’être mis d’accord sur le déroulement de l’opération, nous entrâmes pour la seconde fois entre les murs énigmatiques de ce château.

Alors que mes complices s’attardaient à trouver un passage inexistant, je reconnu sans peine mon chemin et gravis les marches étoilées quatre à quatre imaginant Endymion retrouvant Séléné. J’ouvris la porte avec un empressement et tandis que je m’attendais à voir Laura étendue par cette maladie qui m’était inconnue, quelle ne fut pas ma surprise lorsque je la vis adossée contre ses oreillers, son visage illuminé d’un sourire charmeur.
- Entrez Ethan ! Je suis si heureuse de vous revoir, approchez-vous, dit elle en tapotant la petite place qui m’était réservée.
Je m’exécuta et m’assis aux côtés de la jeune fille, avant de me rassurer sur un point.
- Je vous trouve en meilleure forme que la nuit dernière. Bien sûr, rien ne me fait plus plaisir que de vous voir ainsi, mais j’espère seulement que vous ne vous surmenez pas juste pour moi ? demandai-je.
- Ne vous en faites pas Ethan, je me sens bien mieux et je dois avouer que… c’est entièrement votre faute ! s’amusait-elle, avant de me demander :
- Vos amis sont venus avec vous ?
- Oui, ils… ils sont…
- Dans la tour carrée, je sais, confirma-t-elle.
Je n’assumais nullement que les miens pillent ces lieux, mais j’avais besoin d’eux pour revoir ma belle. Alors que je cherchais à me faire pardonner cet odieux geste, ma chère amie me réservait encore quelques mystères.
- Vous savez, je les ai envoyés sur une fausse piste au trésor qu’un enfant de dix ans n’aurait jamais cru. Mais je vous donne ma parole que je fais cela dans l’unique but de vous revoir, avouais-je.
- Il n’y a jamais de fausse piste dans ce château quand on sait où regarder. Et si on s’en montre digne, il accepte de nous révéler ses moindres secrets. Je ne parle pas de toutes les futilités que mon père et mon frère entassent. D’ailleurs, que vos amis les prennent, cela apprendra à père à avoir un peu plus de respect pour cet endroit. Je parle au nom de chacune des pièces capables de respirer, de sentir les émotions. Croyez le ou non, cette demeure est vivante et elle vous a mené jusqu’à moi…
Toutes les réponses qui me venaient en tête donnaient l’impression de maquiller de l’incrédulité en blagues d’un goût douteux, alors je m’abstins.
Ce soir là, nous partagions des choses plus intimes que la nuit dernière. Nos peurs profondes ( la sienne étant la solitude, je jurai à ce moment que, moi vivant, elle ne le serait jamais plus ), nos plus belles histoires, nos souvenirs enfouis, mais aussi les leçons que la vie nous apporta.
J’aimais être auprès d’elle. Chacun de ses sourires ou le moindre regard qu’elle posait sur moi me faisaient voyager vers des contrées où mes craintes et mes doutes s’évaporaient. Nous passâmes donc toute la nuit à discuter avec la même complicité que peuvent avoir deux amis de longue date. Et lorsque ce fut pour moi le moment de partir, la tristesse s’empara du joli visage de Laura :
- Ethan , je… j’aimerais – elle soupira – oh vous me prendrez sans doute pour une enfant capricieuse mais… j’aimerais que vous m’accordiez une autre requête, dit elle.
- Je vous écoute, dis-je en souriant devant tant de beauté.
- Voilà. Vous conviendrez que notre amitié, bien que nouvelle, soit profonde ?
J’acquiesçai.
- Et vous conviendrez que, comme moi, vous ressentez cette chose au fond de vous lorsque nous sommes ensemble ?
- J’en conviens, dis-je en souriant une fois encore.
- Alors, j’aimerais que vous veniez chaque nuit. Peu importe ce que cela doit coûter, peu importe les risques, je ne saurais me priver de vos visites. Je vous en prie…
Elle venait à cet instant de combler tous mes espoirs.
- Je reviendrai aussi longtemps que vous m’accepterez, Laura…
À ces mots, j’allai déposer un baiser sur le front de Laura tandis qu’elle posa sa main contre ma joue. Le contact de sa peau était glacial mais peu m’importait, je la touchais de mes lèvres. Le désir hardant de descendre plus bas s’empara de moi, mais la raison fut plus forte… pour le moment.

Sortant de la pièce avec autant d’envie que de descendre aux enfers, j’allais rejoindre Sylphide et Geoffrey dans le hall et vis une scène des plus inattendues. Mes deux compères attendaient assis sur les marches de l’escalier qui menait à l’étage, adossés à un énorme sac rempli de choses apparemment difficiles à déplacer…
- Pas facile à trouver, ta porte dérobée... Mais on a le magot ! dit Geoffrey avec un rire gras tout en ouvrant le sac qui contenait en fait une multitude de pièces et de bijoux.
- Mais comment… c’est impossible… murmurai-je.
J’avais beau réfléchir le plus intensément possible, je me souvins qu’absolument tout ce que je leur avais dit auparavant sur un quelconque passage secret n’était que mensonge !
- Et encore, cela représente une maigre part de ce qu’il reste ! dit Sylphide comme si elle n’avait réussi à étancher sa soif.
- Il faut que l’on revienne, Ethan ! Chaque nuit, on pillera jusqu’à la dernière pierre !
Je ne pouvais rêver mieux. Mon propre frère pourtant si réfractaire quant à l’idée de revenir une nuit de plus dans ce château m’offrait maintenant l’opportunité de revoir Laura…
- Entendu… Je m’occuperai de saouler ce brave gardien tandis que vous pillerez les richesses de ces lieux, dis-je avec un sourire de triomphe quand je pensais au succès de mon plan.

Un nouveau jeu venait de débuter et il dura des nuits entières. Nos conversations jamais ne s’estompèrent et Laura m’apprit même l’art des échecs dont nos parties duraient toute la nuit.
Je n’avais aucune idée de ce qui se passait pour elle lorsque je devais la quitter avant l’aurore, mais pour moi, tout aller en déclinant.
Au commencement, tous étaient aveuglés par la cupidité et les visites aller bon train.
Geoffrey loua une sorte de local que nous avions transformé en petit quartier général, meublé avec raffinement par Sylphide qui dilapidait l’argent à une vitesse prodigieuse. J.R quant à lui s’octroyait chaque semaine le droit d’emporter une large partie du pactole pour le mettre à l’abri dans nos planques d’origine. L’argent coulait à flot si bien que plusieurs nuits je partais seul en direction du château, mes amis préférant « espacer » leurs visites faute d’endroit où cacher leurs richesses.
Moi, je ne le vivais pas comme ça. Sans m’en rendre compte, je me métamorphosais petit à petit en sombre créature. Je n’existais que dans la nuit. Le visage de Laura devenait une obsession. Il se trouvait dans la danse d’une flamme, les reflets d’un miroir, ou entre les gouttes de pluie qui couraient contre les fenêtres. Je devins vite affaibli et ne retrouvais mes forces qu'à la vue mon amie allant de mieux en mieux.
Accompagner ses premiers pas fut un magnifique présent car je pus enfin la serrer dans mes bras. Aussi légère que l’air, je faisais de mon corps un pilier sur lequel elle n’avait aucun mal à se reposer. Il y eut cependant une ombre au tableau. Geoffrey se doutait de quelque chose car il y avait plusieurs semaines que je ne m’alimentais que trop peu et que je passais mon temps, les yeux dans le vague.
- Ton gardien qui te révèle des passages secret... c’est des conneries n'est-ce pas ?
Nous étions seuls, tous les deux assis à notre table, un verre de whisky posé devant nous.
- Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
- Parce que si tu voyais ce que je vois...
Il me tendit un petit miroir.
- Tu te ferais peur.
Le reflet que je vis alors était horriblement différent de celui que je connaissais. Mes paupières étaient sombres et mes joues se creusaient dangereusement.
Je bus une gorgée de mon breuvage Écossais et passa ma main dans mes cheveux.
- Tu ne me croirais pas de toute façon… dis-je.
- Ethan , je ne t’ai jamais parlé de ce que j’ai vu en traversant le château ? dit-il d’un ton grave.
Alors, je regardai mon frère boire à son tour comme pour se donner du courage.
- Tu te souviens de notre première nuit là bas ?
« Comment ne pas m’en souvenir, je revois encore la scène dans ses moindres détails. »
- Et bien juste après t’avoir parlé avec le talkie, je suis tombé sur une immense salle à manger où le couvert était dressé pour une vingtaine de personnes. Au début, je me suis dis qu’il nous fallait faire demi-tour car les propriétaires reviendraient sûrement en compagnie de leurs invités. Mais ils étaient déjà là… Tous là…
Je mimais alors l’étonnement car en réalité, je m’étais parfaitement fondu dans l’atmosphère de ce lieux et ne m’étonnais absolument plus qu’un portrait me suive du regard, ou que des ombres flottantes traversent devant moi. Il poursuivit :
- Les couverts ne bougeaient pas, mais il y avait des voix qui s’élevaient de nulle part. Un brouhaha au départ et très vite des paroles hostiles où l’on me sommait de partir. J’ai eu peur et j’ai couru droit devant moi. Je les entendais rire, des rires lugubres. J’entrai alors dans l’unique pièce qui s’offrait à moi pour finir dans l’obscurité d’un putain de long couloir…
Mon frère interrompit son récit et afin d’éviter un silence pesant, je lui demandai :
- Et pourquoi tu n’as pas appelé ? Pourquoi ne pas être sorti tout de suite ?
Il prit une grande inspiration.
- Par fierté, sans doute… Vous n’appeliez pas, alors je me suis dis que tout cela n’était que mon imagination. Enfin jusqu’à ce que je traverse ce couloir où des mains… plutôt des ombres en forme de mains, cherchaient à m’agripper. Alors je… je me suis planqué dans un placard sous un escalier et j’ai attendu…
- Tu as attendu ?
- Oui. À ce moment je ne savais pas réellement quoi, mais quelqu’un descendait les marches sous lesquelles j’étais caché et en regardant discrètement, j’aperçus une silhouette familière…
- Sylphide ? demandai-je.
- Elle-même. Elle hurla quand je sortis de ma cachette et lorsque je lui pris la main, elle était moite de terreur. Jamais je ne lui ai demandé ce qu’elle avait vu… Tout ce dont je me souvienne, c’est que la manche droite de sa combinaison était arrachée. Même toi, tu ne l’as pas vue.
- Mais pourquoi ne pas avoir essayé de lui parler ?
- Parce qu’à chaque fois que nous étions deux, les phénomènes disparaissaient. À croire que cette maison cherchait à nous déstabiliser psychologiquement lorsque nous étions seuls avec elle… dit-il.
- Et tu ne m’as rien dit ? Pourquoi avoir accepté de revenir ?
- Parce que tu es le chef, parce qu’on a toujours été derrière toi et parce qu’on savait qu’il nous restait quelque chose à faire là-bas. Et puis comme je te disais, tant que nous travaillons à deux, il ne se passait plus jamais rien, alors…
Nous bûmes une nouvelle dose de whisky et je ne sais si il s’agissait d’un excès de confiance dû à l’alcool ou à une envie profonde de ne plus me cacher derrière des mensonges, mais je me décidai à tout lui révéler :
- Tu as raison le gardien est une belle invention. Mais pour que tu ne me juges pas trop sévèrement, il est nécessaire que je te raconte tout ce qu'il s'est passé depuis la première nuit. Elle s’appelle Laura…
Je racontais tout à Geoffrey, jusque dans les moindres détails de notre rencontre, sa famille, sa maladie que nous avions terrassé ensemble, jusqu’aux lieux dont j’inventais la localisation, sortis de nulle part et que lui et Sylphide trouvaient par la suite… Mon frère projetait avait un regard lointain, comme perdu dans ses pensées.
Puis après un instant :
- Tu comptes la revoir ?
- Cette nuit, oui.
- Tu es conscient que ça ne durera pas ?
Une forme de fureur commença à s’emparer de mon être à l’idée que mon frère puisse s’opposer à l’amour que je portais à Laura.
- Et qu’est-ce qui te fait dire ça ?
- Tu ne fais donc attention à rien…
Puis il se mit à hurler :
- CA FAIT DES NUITS ET DES NUITS QU’ON NE RAMENE PLUS RIEN !!! QU’ON A PLUS ENVIE DE JOUER A TON PETIT JEU PARCE QUE TU NOUS PRENDS POUR DES CONS !!!
À mon tour, je laissai éclater ma colère et balançai les verres vides à travers la salle, se brisant en un millier d’éclats lorsqu’ils heurtèrent le mur…
- PERSONNE NE SE METTRA ENTRE ELLE ET MOI TU ENTENDS !!! PERSONNE !!! NOUS Y RETOURNERONS ET JE L’EMMENERAI LOIN D’ICI !!!
Geoffrey retrouva son calme bien plus vite que moi…
- Très bien. Je vois que tu as déjà fait ton choix… Mais laisse-moi te dire que tu iras seul ce soir, demain à l’aube le reste de l’équipe et moi même quitterons cet endroit sinistre, avec ou sans toi…
Il tourna les talons et avant de sortir de la pièce lança :
- Je suis désolé, Ethan. Désolé parce que je t’avais promis de racheter mes erreurs passées. Si j’avais eu ne serait-ce qu’un signe de ce qui allait t’arriver, crois moi que j’aurais préféré abandonner le groupe… Je te souhaite d’être heureux avec elle.
Puis il claqua la porte.

La nuit venue, je me retrouvai dans la voiture en compagnie de notre pilote, aux abords de la forêt.
- T’es sur que… t’es sur que ça va aller ? sa tentative de sympathie ne m’atteignit pas et je lui répondais de manière sèche.
- Pourquoi, ça t’intéresse vraiment ?
- Je… j’arrête tout, m’avoua-t-il comme désemparé par ses propres propos.
- Ne crois pas m’émouvoir J.R, c’est peine perdue.
Je pouvais voir des larmes ruisseler le long de ses joues.
- Je sais. Mais je voulais que tu le saches c’est tout, je suis fatigué.
Ne supportant plus ses plaintes, je sortis du véhicule. Ma colère ininterrompue s’estompait à mesure de ma progression dans la forêt et comme à mon habitude, j’attendais que le carrosse de la famille Déjulii franchisse le portail de fer. Peut-être aurais-je dû prêter un peu plus d’attention au dit carrosse cette fois, car l’attelage infernal ne tractait plus trois, mais seulement deux personnes…
Le chemin qui me menait jusqu’à Laura n’avait plus aucun secret pour moi et je le suivais sans monotonie. Mais rien n’aurait pu prévoir ce que je vis alors :
- Bonsoir Ethan !
Se retournant face à moi, Laura était plus somptueuse que jamais. Elle était vêtue d’une longue robe de velours noir et bleu, brodée d'une dentelle la plus fine qui m’eut été donnée de voir. Ses longs cheveux remontés sous forme d’anglaises lui donnaient toute l’élégance d’une impératrice n’ayant pour seul maquillage qu’un fin trait de rouge sur ses lèvres. L’émeraude naturelle de ses yeux l’emportait sur un quelconque artifice.
- Laura , vous êtes… resplendissante !
Elle joignit timidement les mains contre sa poitrine.
- Merci Ethan. C’est… c’est grâce à vous tout cela.
- Grâce à moi ? répétais-je
- Approchez…
Je ne résista pas à l’appel et lorsque je fus presque en corps à corps, je sentis une main se poser autour de ma taille tandis que mon amie me présentait l’autre.
- Vous souvenez vous de ce dont je rêvais de faire il y a de cela quelques temps ?
Je lui pris la main.
- Oui, mais vous savez je…
- Laissez-vous simplement guider, insista-t-elle.

Une valse sortant de nulle part résonnait dans ma tête. Un air pourtant connu mais qu’il m’était impossible d’identifier. Nous tournions lentement, faisant fi du peu de place que nous avions pour exécuter une danse qui en demande tant.
Puis, au bout de quelques minutes nous nous statufions, nous fixant, nous souriant.
Un parfum doux et léger embaumait l’air de la chambre, un parfum sucré, un parfum de fleur. Et c’est à ce moment que je décidai de poser mes lèvres contre celles de Laura. La douceur de sa bouche, de sa langue, jamais je n’avais ressenti pareil nectar… Nous nous embrassâmes longuement répétant nos assauts avec passion, comme-si nos lèvres se faisaient l’amour. Sa main parcourut ma joue et nous nous laissâmes envahir par la fougue de notre baiser. Jusqu’à ce que…

CLAP !!! CLAP !!! CLAP !!!
- Quel… charmant spectacle…
Un homme sortit de l’ombre.
- Thibalt ? Mais… que fais-tu ici ? s’étonna Laura en s’écartant de moi.
L’homme était grand et svelte. Une épaisse chevelure blonde descendait jusque sous ses épaules et il était habillé d’un uniforme semblable à un académicien français, à ceci près que la couleur rouge sang prédominait sur sa veste. Ses yeux jaunes, se posèrent alors sur moi.
- Oh Laura , tu as recommencé ? Père sera furieux…
- Père n’en saura rien… répondit-elle en baissant la tête comme intimidée.
Mais le jeune homme riait à gorge déployée.
- Ma pauvre sœur, crois-tu que nous ignorons tes petites manigances ? Ne sois pas si sotte !
Je ne supportais pas de voir ce type insulter ma Laura.
- Ne pensez pas pouvoir vous mettre en travers de ma route. Si je suis venu ce soir c’est pour demander à votre… sœur, de quitter ces lieux et de venir avec moi ! dis-je avec sûreté.
Mais l’effet escompté fut tout autre, Thibalt riant plus fort encore.
- Et bien, ma sœur ! On peut dire que ton jouet ne manque pas d’audace !
Puis reprenant très vite un air sérieux, il ajouta :
- Je te serais gré cependant de bien vouloir effacer cet air prétentieux de ton petit visage. Dit-il avec sévérité à mon égard.
- Ethan, attendez-moi dans la galerie s’il vous plaît. Je vous y rejoindrez dès que j’en aurai fini avec mon frère, me dit Laura sans m’accorder un autre baiser pourtant espéré.
Cela dit, je ne résistais pas à la tentation d’une remarque que je lançai au visage de Thibalt lorsque je croisai celui-ci pour sortir de la chambre.
- Tu vois, j’avais raison… murmurais-je avec un sourire victorieux.
Un grognement bestial émanant de mon rival raisonnait dans toute ma poitrine.
Lorsque la porte se ferma je n’entendis rien d’autre qu’un claquement provenant de l’intérieur de la pièce, aussi je décidai d’obéir à ma bien aimée.
J’attendis longuement dans cette grande pièce froide qu’est la galerie, essayant de comprendre le sens des mots que Thibalt prononça dans la chambre. J’avais beau retourner toutes les questions dans ma tête, rien n’y faisait. Je me heurtais chaque fois à un mur d’incompréhension sur la signification de phrases telles que « tu as recommencé », ou encore « ton jouet »… Soudain, la porte s’ouvrit et j’emboîtai le pas de Laura pour aller à sa rencontre, mais fut stoppé dans mon élan lorsque la silhouette de Thibalt apparue devant moi.
- Où est Laura ? criai-je.
En guise de réponse, il me jeta quelque chose que je rattrapai au vol de façon maladroite. Puis, sans en avoir maîtrisé pleinement le geste, je venais de parer un assaut violent grâce à la garde de ce qui se révélait être une épée.
- Voyons si tu manies aussi bien l'épée que ta langue, dit-il en souriant.
Gauche, droite, gauche… Je bloquai de véritables coups dévastateurs, déchirant l’air comme un fouet, aussi puissants qu’un marteau de guerre.
- Bien jeune homme, très bien !
J’esquivai de nouveaux assauts attaquant mes flancs, mes bras ou encore cherchant à entailler mes jambes pour me faire plier.
- À mon tour… grognai-je.
J'envoyai ma lame à la rencontre de la sienne en une série d’attaques peu convaincantes que mon assaillant n’eut aucun mal à esquiver à une main.
- Je m’en doutais… cracha-t-il.
Gauche, gauche, droite, j’interceptai chacune de ses attaques, non sans mal.
- Tout ceci ne sert à rien, votre défoulement sur moi n’empêchera l’amour que Laura et moi partageons ! dis-je, haletant.
Contre toute attente, Thibalt baissa sa garde et se mit à rire bruyamment :
- Laura ? De l’amour ? Mon pauvre garçon tu n’as décidément rien compris… Elle se nourrit de toi, de tes émotions, de tes sentiments. Elle prend des forces, TES forces, à mesure que tu la laisses t’envahir. Et quand elle en aura fini avec toi, tu finiras comme tous les autres…
- MENSONGES ! hurlai-je en ayant en tête d’horribles images.
Il plongea sur moi avec la rapidité d’un éclair. Nos épées se croisèrent et nos visages n’étaient à présent distants que de quelques centimètres.
- Nos parents ont marché dans Rome aux cotés de Néron, défiant le temps et l’histoire. Plusieurs fois torturés, jugés, assassinés, ils ont vaincu les régimes, assurant au fil des âges la survie de leur espèce. Et toi, misérable, tu voudrais enlever leur précieuse enfant ! Toi, le simple mortel, debout devant les enfants d’Assurbanipal… REGARDE-MOI !!! fini-t-il par hurler.
Son sourire carnassier me laissait voir de grandes canines acérées, étincelantes. Il se dégagea d’un saut en arrière et m’assénât un coup bien trop violent et rapide pour ma frêle garde. Une grande entaille creusa alors mon torse répandant mon sang sur le sol, avant que je m’agenouille aux pieds de mon adversaire.
- Voilà, ta véritable place…
Il se retourna, lâcha son arme et partit dans la même direction qu’il était venu. Je cherchais en vain à me relever, mais Thibalt s’arrêta, et sans prendre la peine de me regarder, dit :
- Demain soir nous vous convions tes amis et toi à un dîner. Père est très fâché d’avoir retrouvé l’une de ses chambres fortes vides et il aimerait beaucoup connaître les noms de ceux qui ont survécu à ce château. Par ailleurs, j’aimerais vivement récupérer ma chevalière d’argent.
J’inondais le sol d’hémoglobine.
- Tu peux crever…
- Oh, mais tu m’y obliges ! D’ailleurs, je garde la personne qui t’attendait dehors avec moi. Il sera mon hôte pour le reste du temps qui nous sépare de notre dîner. Petite assurance au cas où vous chercheriez à vous dérober…
Sans autre mot il sortit et me laissa, abattu sur le sol.

Je mis plusieurs minutes à me relever et ne voulais quitter ce château sans avoir vu Laura. Pourtant, le mal eut raison de moi et je sortais péniblement de la demeure.
Traînant ma souffrance comme un boulet fixé à mes chevilles, je me retournai sur le château lorsque je fus dehors et aperçus la silhouette de ma douce amie, immobile devant la fenêtre de sa chambre. Je voulus pourtant lui faire un signe afin de lui assurer mon retour, mais la douleur que m’infligeait un simple mouvement de bras me força à m’abstenir. Il me fallut à tout prix faire vite, aussi je décidai de trancher la route sinueuse habituelle par l’épaisse forêt, laquelle, je dois bien l’avouer, faillit me garder en elle à chaque obstacle.
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand j’ouvris la porte de nos quartiers. Alors que mon visage rencontrait le sol, Sylphide et Geoffrey m’installèrent sur un support plus confortable.
- Que s’est-il passé ? me demanda mon amie qui me prodiguait les premiers soins, d’une efficacité prodigieuse.
- Ils nous ont découvert… dis-je , la voix affaiblie par la fatigue.
- Qui ça ils ? demanda Geoffrey.
- La famille de Laura, ils savent ce que nous avons fait…
- Bon, je prépare les affaires et on se casse, dit mon frère se précipitant partout et nulle part à la fois.
- Ils… ils tiennent J.R !
Mes deux amis échangèrent un regard terrifié.
- Merde ! cria Geoffrey en frappant d’un coup de pied une chaise qui traînait, là.
- Qu’est-ce qu’il veulent ? Qu’on leur rende ce qu’on leur a pris ? Nous dénoncer à la police ? demanda Sylphide.
Je fis signe non de la tête et répondis avec difficulté :
- Ils veulent… ils veulent un dîner…
- Un dîner ? répétèrent-ils en cœur.
- Un dîner… et une chevalière en argent…
- Je l’ai donné à J.R., dit Sylphide en se tenant le visage dans ses mains, s'obligeant à ne pas fondre en larmes.
Mes forces m’abandonnèrent et la fatigue me fit soudainement plonger dans un profond sommeil. À mon réveil, Geoffrey et Sylphide étaient assis à la même table où mon frère reçut mes confessions. L’anxiété pouvait se lire sur leur visage. Les remèdes de Sylphide faisaient effet et la douleur devenait peu à peu plus supportable.
Je me relevai doucement :
- J’ai dormi longtemps ?
Mais mes amis ne répondirent pas. Les aiguilles de ma montre, posée sur le guéridon à coté de ma couche affichaient vingt heures passées.
- Bon, on fait comment pour y aller ? demandais-je.
- Ils sont déjà là Ethan… dit Geoffrey en pointant une des fenêtres du doigt.
Je me levai prudemment et m’approchai de la vitre. Dehors se tenait le carrosse que nous avions vu sortir de la demeure maintes et maintes fois. Ce soir cependant, il était là pour nous…

Quelques minutes plus tard nous sortions de notre repère, dérangés par l’atmosphère lugubre que dégageait le village pourtant si tranquille, dans lequel nous nous étions installés. Toute âme semblait avoir disparu et le coin entier était plongé dans le noir. Étaient-ils au courant de ce que représentait ce carrosse ? A qui il appartenait ? Où nous menait-il ? Nous ne le saurons jamais…
Après un voyage chaotique dû à l’archaïsme de notre véhicule, nous arrivâmes devant le domaine de la famille Déjulii. Le carrosse stationna devant une petite arche sur le côté du château et lorsque nous descendions de celui-ci, une voix nous résonna à tous dans la tête :
- SUIVEZ-LE…
L’un des cochers arracha ses liens de lin et se mit à déambuler devant nous, avec autant d’équilibre qu’une marionnette.
Il traînait le pas et ouvrit la seule porte qui nous était accessible, saisissant un chandelier qu’il trouva dans le petit débarras.
Le chemin fut long ( long car notre guide rampait plus qu’il ne marchait, perdant des morceaux de lui durant son périple ). Soudain, il s’arrêta devant une grosse porte de bois et à ce moment, mon frère se pencha à mon oreille :
- Je suis déjà venu ici. C’est là où j’ai assisté au repas fantôme…
- Calme-toi, lui-dis je, et faisons en sorte que ça ne dure pas. Suite à cela, mon frère posa la main sur mon épaule tandis que la porte s’ouvrit.
- ENTREZ ! nous dit une voix qui nous terrifia, car il s’agissait de celle-là même qui nous ordonna de suivre le cadavre.
- Il y a bien longtemps que nous avions eu d’invités ici, n’est-ce pas Thibalt ? dit un vieil homme grand et horriblement maigre.
Sa peau grisâtre se flétrissait par endroit, sur ses oreilles pointues, son crâne dépourvu de cheveux ou encore sa nuque, creusée par de nombreuses rides. Lui et Thibalt ricanaient silencieusement.
- Allons Laura, tu ne nous présentes pas ? proposa le vieil homme.
Tout autour de la table se tenaient des sièges ressemblant à des trônes dont le dossier finissait en pointe. Devant nous, l’un d’eux s’écarta de la table et se tourna dans notre direction. Mon amour avait un visage accablant de tristesse, comme si elle s’en voulait de nous voir en si pitoyable situation. Pourtant, je ne pus m’empêcher de lui esquisser un sourire qu’elle ignora parfaitement. Elle restait néanmoins magnifique dans sa longue robe de soie rouge.
- Ethan, je vous présente Octavius, mon père. Lucrèce ma mère – elle désigna une femme âgée aux courbes généreuses – et mon frère, Thibalt.
Il dessina sur son torse la cicatrice qu’il me laissa la nuit dernière, se caressant la lèvre de sa langue.
Le vieil homme avança vers moi sans que ses jambes ne firent de mouvement.
- Tu as raison Thibalt ! Il a un air d’une arrogance insoutenable. Comment as-tu fait pour ne pas le…
- PERE !!! cria Laura.
CLAC
Octavius n’avait fait que lever la main, mais le visage de Laura partit sur le coté, la rougeur d’une main griffue marquée comme au fer rouge.
Puis, il s’approcha de Sylphide.
- Ton nom ?
En guise de réponse, notre chère amie lui cracha au visage et, alors que je m’attendais à de violentes représailles, notre hôte regagna sa place et d’un revers de bras, trois des sièges s’écartèrent comme par magie.
- Prenez place…
Sans que nous ne puissions faire quoi que ce soit, nos corps se mouvaient d’eux-mêmes et s’assirent. Bien que la table était extrêmement longue, nous n’en n’occupions qu’une toute petite partie. Aussi, je me retrouvais à coté de Laura, Sylphide de Thibalt et Geoffrey devant Lucrèce…
- Avant que nous portions un toast, je vais vous expliquer ce que j’attends de vous… Restez jusqu’à la fin de notre dîner sans prononcer une parole et nous nous quitterons, bons amis, dit le vieil homme.
- C’est… c’est tout ? demanda Geoffrey.
- C’est tout… répondit le maître de maison avant de se lever.
Il saisit un calice au pied d’étain et proféra ces quelques mots :
- À nos invités !!!
La mère et le fils répétèrent les mêmes paroles et nous les vîmes s’emparer des calices et boire goulûment leur contenu. À les voir ainsi, on aurait dit qu’ils buvaient de l’ambroisie mais le liquide qui dégoulinait de leurs lèvres était écarlate…
- Du sang… murmura Sylphide en regardant les manières peu nobles de son voisin.
Je regardais Laura qui porta la coupe à ses lèvres et bût presque avec réticence. Notre objectif étant de parvenir au bout du dîner, je décidai donc d’imiter mes hôtes. Sous le regard pétrifié de Geoffrey, je bus une gorgée.
« Du vin », arrivai-je à leur faire comprendre. Tandis qu’ils y goûtèrent, le vieil homme posa son calice devant lui suivi du reste de sa famille, tous essoufflés à l’exception de Laura qui essuya une goûte dégoulinante sur son menton.
- Corrompue par la vanité, juste ce qu’il faut… dit Lucrèce mimant le même geste que sa fille.
- Tu ne t’attendais tout de même pas à de l’Ichor ma chérie ? répondit Octavius échangeant un sourire avec sa femme.
Il fit claquer ses mains et un énorme plateau d’argent apparut au centre de la table qui s’avança vers nous lorsque le vieil homme grattait la nappe blanche de l’ongle de son index. Bien que recouvert d’une énorme cloche des relents de sang frais s’échappaient des interstices du plat.
Thibalt se leva et ôta le couvercle avec force, dévoilant sur toute la longueur du plateau une quantité importante de pièces de viande, crue. Le dégoût me serra la gorge et j’endurai plusieurs haut-le-cœur difficilement contrôlables, lorsque nous subissions la sauvagerie des trois carnassiers se jetant sur le festin. Laura quant à elle se leva et sans une parole, sans un regard, quitta la table repue du verre qu’elle venait d'avaler. Alors que je m’apprêtais à faire de même, le vieil homme, un morceau de chair ensanglantée coincée entre ses longues canines, grogna et me fit signe de ne pas bouger.
Mes amis goûtèrent le met non sans réticence tandis que je buvais encore un peu de vin. Quand soudain, la tête me tourna violemment…
- Thibalt, as-tu retrouvé cette chevalière d’argent qui t’a été dérobée ? demanda Octavius.
Mon cerveau semblait vouloir s’extirper de mon crâne encore et encore…
- Hum… hum… Le jeune homme cracha un morceau qu’il contenait dans sa bouche et y extirpa quelque chose de brillant.
- À l’instant père. On dirait que je me suis inquiété pour rien… ricanait-il.
Les yeux de Sylphide s’écarquillèrent lorsqu’elle ramassa le bout de chair que venait de rejeter Thibalt.
- C’est… un doigt ! dit-elle en se levant, tremblant de tous ses membres lorsqu’elle comprit ce qu’était le festin, ou plutôt, qui était-il.
- J.R ! hurla-t-elle avant de se retourner et vomir ses tripes sur le carrelage de la salle à manger.
Je voulus me lever mais ne compris ce qui m’arriva. Ma tête me tournait de plus en plus. Je ressentais l’ivresse sans bénéficier de l’euphorie, laissant place à des formes de delirium. Je pouvais à peine entendre et mes yeux voyaient sans que mon cerveau n’enregistre les données… Puis de l’air froid, la sensation d’être traîné, poursuivi, pour finir dans un calme de mort.

-

Je faisais des cauchemars horribles, tantôt de spectres m’arrachant le visage et buvant mon sang, tantôt de maisons aux allures de labyrinthes dont je ne trouvais pas la sortie.
Secoué par quelques soubresauts, mon esprit s’assainit et il me fallut beaucoup de temps pour que je réussisse à me demander combien de temps j’étais resté dans cet état végétatif…
- Deux semaines. Ça fait deux semaines que je te veille jour et nuit. Le teint de mon frère était cadavérique.
- Que s’est il passé ?
- On n'avait aucune chance Ethan , aucune. Je ne sais même pas comment tu as survécu à leur poison…
- Hey, on ne se débarrasse pas d’un Hope comme ça ! j’eus le privilège de voir mon frère sourire, bien que le moment ne s’y prêtait absolument pas.
- Où est… Où est Sylphide ? ajoutais-je.
La mine basse, mon frère répondit :
- Thibalt l’a emportée. Il l’a mordue à la nuque et l’a entraînée je ne sais où.
Soudain, il se mit à pleurer.
- Toute les nuits, elle m’appelle… «  Geoffrey , pourquoi tu ne viens pas ? », «  J’ai si froid »… J’entends sa voix transpercer les murs,je n’en peux plus Ethan , je n’en peux plus ! finit-il par souffler.
Je cherchais désespérément un moyen d’apaiser sa douleur, mais cela équivalait à se heurter à un mur. Avant que je ne puisse dire un mot, mon frère poursuivit :
- J’y suis retourné, seul.
La stupeur pouvait se lire sur mon visage, alors Geoffrey ne se fit pas attendre :
- C’était une nuit où ses appels au secours me vrillaient le cerveau… Alors avant de devenir fou je me suis équipé de tout ce que j’ai pu trouver tout en improvisant des armes avec divers outils qu’on a laissé dans cette planque. Puis je suis sorti et j’ai marché, longtemps, tout en ruminant de quelle façon je pourrais les massacrer, un à un. Je suis arrivé dans la forêt, franchi le portail et me suis arrêté devant le château, un petit moment… puis j’ai fait demi tour.
- Tu as fait demi tour ? demandais-je.
- Tu dois y retourner Ethan, une dernière fois, pour elle.
À ce moment, je ne pensais pas à Sylphide. J’avais l’image de Laura qui se dessinait en moi, accompagnée de tous les sentiments que je ressentais pour elle.

Je voulais accomplir cette ultime tâche seul. Aussi, une semaine plus tard, je renvoyai Geoffrey chez nous, loin de ce paysage que nous ne reverrions.
Nous étions en été à présent. Bien qu’en fait j’ignorais le temps réel que nous avions passé ici ( car le temps semblait se dérégler chaque fois que nous foulions ces terres ), je savais néanmoins reconnaître la douceur des derniers rayons du soleil qui caressaient mon visage, guidant mon trajet de longs rubans de lumière orangée, avant de disparaître tardivement sous l’horizon. Je n’avais jusqu’alors jamais remarqué la beauté du paysage, les ruisseaux traversant les bois, les grandes étendues de pins, ou encore les montagnes majestueuses s’élevant à perte de vue…
Alors que je pénétrai dans cette forêt qui n’avait plus aucun mystère pour moi, j’observai néanmoins un net changement des environs.
L’obscurité s’était quelque peut dissipée, ainsi que l’impression d’être cerné par des arbres menaçants. La forêt ne murmurait plus.
J’arrivai devant le portail que je trouvai ouvert, puis continua mon chemin.
Il me fallut du temps pour arriver à croire ce que je vis. Le chaos régnait à présent en maître sur le château. La tour cylindrique n’existait plus que par un tas de pierres effondrées, et le bâtiment central était éventré à plusieurs endroits. Seul le pavillon restait présentable, bien que dépourvu de ses fenêtres, à l’exception de celle de la chambre de Laura. En toute hâte, je gravis les escaliers brisés, par l’unique chemin qui s’offrait à moi, si périlleux soit-il.
Mon cœur s’emballait, je ne comprenais le sens de tout ceci. La lourde porte aux bas reliefs avait entièrement disparue et je courais en direction de la chambre tant visitée auparavant. J'avais peur de ce que j’y trouverais, ou plutôt, de qui je ne retrouverais pas. Oui, de la galerie il n’en restait que le nom et les marches qui me menaient à la chambre de Laura ne scintillaient plus. D’ailleurs, l’escalade me parût plus courte car celui-ci ne comptait en fait qu’une dizaine de marches tout au plus. J’entrai avec une certaine appréhension dans la chambre et ne vis rien d’autre que la désolation et une série d’objets posés à même le sol, comme si ils m’attendaient. Mes genoux heurtèrent le sol poussiéreux et je saisis une feuille de papier très bien conservée. Un peu comme si quelqu’un était venu quelques secondes avant moi pour la déposer. Il s’agissait à première vue de la copie d’un texte d’opéra en Allemand et daté de 1865 : Tristan et Iseult. La signature était elle en français.
« Laura , éternellement votre : Ludwig Schnorr von Carolsfeld »
Je posai le papier pour ensuite saisir un tableau. Le portrait de ma Laura y était peint de manière sensuelle. Elle portait des ailes d’ange et était vêtue d’une longue toge qui, ouverte à la poitrine, découvrait son sein gauche. Elle était représentée assise contre une souche, tenant une pomme dans la main et entourée d’angelots rieurs. Lorsque je retournai celui-ci, il y était gravé :
Ritratto XXII de Laura
M.M da Caravaggio
Bien que refusant la vérité, je commençais à mieux comprendre ce qu’il en était.
J’éparpillai le reste de divers document, fis tomber une bouteille de parfum gravée au nom de ma belle, pour au final saisir une lettre grossièrement griffonnée :

Parce qu’il est dans la nature de chacun de se nourrir, pardonnez-moi Ethan. Ne cherchez jamais à me revoir et ne gardez de moi que le souvenir de notre première nuit.

Laura Déjulii.

J’écrasai le petit bout de papier contre mon cœur et laissai s’échapper toutes les larmes qu’il m’eut été possible de verser. J’avais aimé, pour la première fois de ma vie. Un amour interdit, banni des lois qui régissaient son monde et le mien. Aussi, je savais qu’il me faudrait payer de mon âme cet acte contre nature…
Alors je restais là, prostré sur le sol de la chambre à attendre ma sentence durant des jours et des jours. Ce n’est que lorsque seule ma peau ne collait plus qu’à mes os et que toute l’eau de mon corps s’était échappée par mes glandes lacrymales, qu’elle fit son apparition.
Je n’eus aucun mal à la reconnaître. Semblable aux contes de mon enfance, un squelette flottant dans sa longue robe noire déchirée, volant au dessus de moi, attendait que mon âme se libère de mon enveloppe charnelle.
Mais, la mort est impatiente :
«  Si ton âme ne se libère pas, c’est que tu as commis quelque chose d’impardonnable. Pire qu’un homme qui se donne à moi, tu m’as aimée… À compter de ce jour et ce jusqu’à la nuit des temps, tu me serviras et n’auras pour seule récompense que l’enveloppe charnelle que tu auras vidé de toute vie… »

De sa main osseuse, elle arracha un pan de sa robe et m’en revêtit. Elle me dota d’un bec crochu pour arracher les âmes qui résisteraient à leur départ, et m’affubla de griffes pour les transporter jusqu’à elle… Je partageais alors le reste de mon cadavre avec quelques unes de mes semblables afin d’effacer toute trace d’Ethan Hope.
Puis, sous le vent des plumes noires, ma nouvelle apparence prit son envol.

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