Enter Sandman
Le
Marchand de Sable. Voilà un thème que j'avais envie d'exploiter
depuis longtemps. Cette étrange légende du folklore occidental me
laissait déjà perplexe lorsque j'étais enfant. Un personnage
fabuleux qui laissait tomber du sable sur les yeux des gens pour les
endormir devenait, pour mon jeune esprit, un homme encapuchonné qui
transportait des quantités impressionnantes de grains dans un but
que je ne comprenais pas.
Le
Marchand de Sable va passer, c'est ce que l'on me disait alors. Et
quand je me réveillais dans la maison de mon arrière grand-mère
près de Chartres, je trouvais avec étonnement un amas de sable
disposé contre le mur de la maison.
Dans le folklore germanique, en revanche, le Marchand de
Sable est considéré comme un être obscure et malveillant, partant
du principe que le sable pique au contact des yeux. C'est alors cette
version que je garderai plus tard en mémoire pour écrire le premier
de mes contes.
-
Enter
Sandman
Si l’on peut dire que la beauté des
choses prend forme dans l’émerveillement de celui qui les
contemple, on peut alors affirmer que la beauté physique s’immisce
dans l’esprit de ceux qui reçoivent en grand nombre les plus beaux
éloges…
Cependant, lorsque ceux-ci
s’accouplent avec l’ego, il n’est pas rare de voir ce coït
spirituel engendrer le plus infâme des fils : l’orgueil.
Et il aurait été salvateur pour
Lucile qu’une bonne âme se penche sur son histoire.
Lucile était magnifique. Le diamant
qui orne la couronne. L’étoile qui attire l’œil au milieu du
velours noir de la nuit. Et elle le savait… Mais comment lui en
vouloir ? Alors qu’elle n’était qu’embryon dans le ventre
d’une mère déjà comblée, elle pouvait entendre les voix
assourdies de ses parents : « Quelle Merveille ! Quelle Beauté
! ».
On prétend même que lors de
l’accouchement, toutes les personnes présentent dans la salle
s’exclamèrent d’une seule voix : « Quelle merveille !
Quelle beauté ! »
Son enfance ressembla à un conte de
fée… Ses parents, un père juge et une mère médecin, possédaient
la plus grande demeure de la ville, et pas moins de onze personnes
étaient au service de « mademoiselle Lucile ». Chauffeur
privé, coiffeuse, tailleur, et un artiste peintre dépêché à
chaque anniversaire pour immortaliser la beauté de la jeune fille à
mesure de son âge grandissant. Mais le merveilleux comme la
monstruosité peuvent prendre des formes très diverses d’une
personne à une autre et, son travail ne satisfaisant personne
d’autre que lui, il fût prié de ne jamais plus poser un regard
sur Lucile. Une légende persistait à son sujet. On dit que ce même
jour il se serait jeté du pont, coulant à pic dans la rivière, en
serrant sa dernière œuvre contre lui… Lorsque l’eau est très
claire, on peut apercevoir un petit cadavre couvert de vase tenant un
portrait de jeune fille resté parfaitement intact, comme si la
rivière et les créatures qui y vivent s’interdisaient de la
toucher…
Toutes ces belles paroles, toute cette
admiration, toutes ces attentions ont transformé cette petite fille
en ce que l’on pourrait appeler, un enfant roi. Mais comment
s’imaginer Lucile si elle ne nous est décrite?
Ni trop grande, ni trop petite, la
taille parfaite. Ni grosse, ni maigre, le poids idéal.
Les cheveux blonds, le plus souvent
attachés, laissant tomber de magnifiques anglaises qui ont l’honneur
de lui caresser la nuque, ainsi que quelques fines mèches dorées
qui effleurent son doux visage… Ce visage… Des yeux azurs,
presque surnaturels, un nez sans fausse courbe – à faire pâlir de
jalousie la plus gracieuse des reines d’Égypte – une bouche
fine dont on dit par pur fantasme qu’elle aurait un goût
divinement sucré, et pour finir, une peau douce, sans aucune marque,
mais cela se devine facilement car aucune larme n’eut encore
l’audace de souiller ses joues roses.
Lucile atteignait son seizième
printemps.
Nul besoin d’apprendre le piano, le
chant ou la danse quand on possède l’art de séduire d’un
simplement battement de cil, et c’est au lycée que tous les
pouvoirs de la jeune fille prirent forme. En effet, le passe-temps
préféré de Lucile était de jouer avec les sentiments. Son plaisir
le plus malsain : faire monter le désir chez sa victime. Elle
choisissait ses proies à l’aide de ses deux amies, Jessica et
Emily, toutes deux très jolies bien sur, mais bien moins que Lucile.
Ensemble elles tapissaient leurs casiers des clichés de garçon,
écrivant au stylo rouge une note sur vingt pour chacune d’entre
elles. Une bonne partie du lycée avait d’ailleurs sa place dans
les casiers. Des élèves, des professeurs, même Benny le
surveillant, dont les fringues sentaient la Jamaïque des mètres à
la ronde…. Pourtant, il y avait une ombre au tableau. Un trophée
que Lucile n’arrivait pas à avoir. Ce gibier insaisissable se
prénommait Edward. Il était le contraire parfait de la jeune fille.
Un garçon taciturne au teint cireux, dont la vie n’était teintée
que de noir. Lui, collectionnait les photos de non vie (selon Edward,
figer toute créature vivante sur papier brillant était une
violation du respect ), et sa plus belle pièce restait le cadavre de
sa grand-mère allongée son lit de mort, victime d’un arrêt
cardiaque…
Un jour semblable à tant d’autres,
Lucile attendait devant la porte du lycée accompagnée comme
toujours de ses inséparables « poules ». Lorsqu’Edward
voulut passer devant elles pour d’entrer dans l’établissement,
la tentation de le « soudoyer » fut si grande, qu’il ne
fallut pas longtemps à Lucile pour fondre sur lui tel une buse
traquant sa proie…
- Alors, Eddy ? Aurais-je enfin le
privilège de t’accueillir dans mon lit cette nuit ?
Elle s’était tant approchée du
jeune homme que sa poitrine généreuse frottait sur le corps frêle
d’Edward, impassible. Elle posa son index sur le bas de la gorge du
garçon et le fit glisser vers le haut, jusqu’à la pointe de son
menton. La provocation passa un cran au dessus lorsqu’elle leva la
jambe pour caresser la cuisse d’Eddy.
- À moins que tu ne sois tenté par un
plan à quatre ?
Derrière, les pestes gloussaient.
Edward fit un pas en arrière, un autre sur le coté, et chercha à
filer droit devant lui. Mais, courroucée par un nouveau refus,
Lucile le rattrapa. Elle saisit le col de la chemise noire que
portait le jeune garçon afin de le retourner pour mieux lui hurler
au visage :
- Mais qu’est-ce qui ne va pas chez
toi, hein ? C’est quoi ton problème ? T’as pas envie de moi
c’est ça, tu veux rester puceau toute ta vie ?
Edward n’avait pas besoin de
réfléchir pour asséner des répliques tranchantes comme des lames
de rasoir. Cependant, les trois garces l’entouraient
dangereusement.
- Je sais ce que tu fais Lucile, tes
photos, tes notes… mais…niveau sexe, je crois que tu en es au
même stade que moi, dit-il avec un sourire sarcastique.
La colère agissant comme un moteur,
Lucile poussa l’étudiant contre Emily, qui le repoussa contre
Jessica formant une ronde enivrante. Edward ne savait plus où donner
de la tête et cherchait à capter tout ce que les filles pouvaient
lui dire.
- Mes grimaces sont moins obscènes
que tes cadavres.
- Eddy le puceau !
- Tu flashes sur la cantinière, la
grosse Mary c’est ça ?
- Eddy le puceau !
- Combien de fois tu t’es vidé dans
les chiottes du lycée Ed’ ?
Cela suffisait. Il stoppa le manège
infernal et d’un mouvement sec, remit le col de sa chemise en place
puis frotta ses manches, comme pour effacer toute empreinte
qu’auraient pu laisser les demoiselles.
- Très bien ! dit-il en soufflant.
L’œil de Lucile brillait d’intérêt
tandis que l’étonnement pouvait se lire sur le visage
des deux autres tortionnaires.
- Hum… Alors, tu cèdes si je
comprends bien ? demanda la jeune prédatrice.
Elle voulut ajouter quelque chose mais
Edward l’interrompit.
- Attends, je n’ai pas dit que je me
proposais. Mais en revanche, je conçois à te présenter à mon
cousin.
- Il est au lycée ton cousin ?
interrogea Emily.
- Non, il… travaille… répondit
Edward.
- Ah ! Un adulte ! Pourquoi pas, ça
fait longtemps, pouffa Lucile.
- Et il fait quoi ton cousin ?
Croque-mort ? La remarque de Jessica provoqua des ricanements de la
bouche de ses complices.
- Non c’est le Marchand de Sable.
Un rire semblable à un couinement
grotesque, sortit de la gorge de Lucile et Jessica.
- Pfff , toi alors t’es vraiment con
comme mec, pas étonnant que tu sois toujours tout seul… cria l’une
d’elle.
Seule Emily semblait ne pas s’amuser.
Puis, après un très court instant de réflexion dit:
- Attendez les filles…j’ai…j’ai
entendu parler de lui…
Un léger silence prit place au sein
du petit groupe avant qu'Emily ne le brise :
- Si c’est vrai…enfin… à en
croire les « on dit », c’est le plus beau garçon
que vous ne rencontrerez jamais, affirma-t-elle avec sérieux.
- C’est exact. Il fait honneur à ma
famille, dit-il d’un ton moqueur. C’est amusant d’ailleurs, il
est toi et moi à la fois, enfin… Tu comprendras en le voyant,
ajouta-t-il accompagné d’un petit sourire.
Lucile déglutit et prit la parole :
- Et… Comment le rencontre-t-on ?
- Attends Lucile… le Marchand de
Sable, ce sont des histoires de vieille bonne femme !!! pesta Jessica
qui semblait perplexe. Et quand bien même, je ne sais pas si c’est
très prudent… Après tout, tu ne le connais pas et… enfin…
Elle approcha ses lèvres de l'oreille de son amie pour lui susurrer
d’un air dédaigneux: Imagine qu’il ressemble à ça, désignant
Edward d’un geste de la main d'une façon plus que méprisante.
- Ne dis pas de conneries Jess’,
prends exemple sur Emily.
Lucile détestait par dessus tout que
l’on cherche à entraver ses plans , surtout si elle en avait déjà
fait un rapide dessin dans sa tête.
Cherchant à détendre l’atmosphère,
elle s’essaya à l’humour facile :
- Il ne transporte pas de cadavre de
chat dans ses poches ton cousin ?
Elle fixa le jeune homme cherchant un
peu à le déstabiliser.
- Non, non, ne t’inquiète pas, il
n’a aucune fascination pour le morbide, répondit Edward.
Lucile se tourna alors vers ses amies,
toutes plus dubitatives que jamais.
- Vous voyez ! Je suis sûre que l’on
va s’entendre à merveille.
Elle adopta une posture sexy, mains
sur les hanches, jouant avec ses formes tout en contournant Edward
pour aller trouver appui sur les épaules d’Emily.
- Bon ! Où est-ce qu’on se donne
rendez-vous ? demanda-t-elle d’un air coquin.
- Chez toi ! C’est bien chez toi que
tu devais m’inviter, non ? Disons qu’il viendra à ma place, dit
le jeune garçon.
- Lucile… Tu ne vas tout de même
pas…
L’attitude de Jessica commençait à
agacer profondément son amie qui ajouta en serrant les dents :
- Jess’ merde! Je sais très bien ce
que je fais ne t’inquiète pas. Et si je tombe sur un mal appris,
mon père se fera un plaisir d’envoyer un coup de fusil où je
pense à un garçon qui traîne dans la chambre de sa pauvre et douce
enfant, dit-elle en ricanant avant de reprendre un visage sérieux et
intéressé.
- Bon , dis à ton cousin de venir à…
Mais Edward lui coupa net la parole :
- Il viendra à l’heure qu’il
veut. Et ne t’en fais pas il sait se faire discret. Toujours
partante ?
Un sourire qui en disait long était
dessiné sur le visage de Lucile.
- Plus que jamais…
La jeune fille passa le reste de son
temps à préparer méticuleusement la soirée peu commune qu’elle
s’apprêtait à vivre.
La nuit drapa le monde de son manteau
noir, et lorsque l’heure du coucher fut venue, c’est dans des
draps de satin blanc qu'un papa attentionné vint border sa
progéniture.
- Fais de beaux rêves ma chérie,
dit-il en déposant un tendre baiser sur le front de l’adolescente.
- Le Marchand de Sable va passer.
Ajouta-t-il, tout en mimant un clin d’œil parfaitement raté.
Si ce pauvre homme avait eu la faculté
de lire dans les pensées, voici précisément ce qu’il aurait pu
entendre :
- Hum, mon cher papa, tu ne crois pas
si bien dire !
Cependant, quelque chose vint frapper
l’esprit de Lucile. Cette phrase, « le Marchand de Sable va
passer »… Combien de fois l'avait-elle entendu ? Depuis si
longtemps, toute petite à vrai dire… Alors s’agissait-il du même
personnage ? A-t-elle invité malgré elle un vieillard ?
« Impossible qu’Edward ait un
cousin aussi vieux » ! se surprit-elle à penser.
« Cela dit, il est tellement
bizarre… Dans quelle histoire t’es tu embarquée ma pauvre Lucile
? »
Mais le naturel revint au galop et
c’est à voix haute qu’elle continua :
- Oh et puis merde, après tout,
avoir un personnage légendaire dans mon musée, ça ne se refuse pas
!!!
Elle ne s’était même pas aperçue
que son père était sorti, et c’est à la lueur de quelques
bougies que ses pensées prenaient formes…
Tout était prévu dans le cerveau de la
jeune fille. Le scénario se composait en petites pièces d’un
puzzle machiavélique. Elle chercherait à le voir plusieurs nuits
consécutives, le mettrait en confiance, irait de plus en plus loin,
avant de frapper…
Perdue dans ses « répétitions »,
elle ne vit pas que la grande baie vitrée sise au fond de sa
splendide chambre était à présent ouverte et qu’un vent froid
s’invitait dans la pièce. Il faisait danser les petites flammes du
chandelier qui habituellement servaient à repousser les ombres
malveillantes prompts à troubler sa quiétude.
Son cœur se serra dans sa poitrine
et des sueurs froides parcoururent tout son corps car, lorsqu’elle
leva les yeux, une grande silhouette noire éclairée par la pleine
lune, se tenait dans l’encadrement de la baie.
Elle se leva précipitamment et saisit
le chandelier, mais les cinq flammèches disparurent sous le fouet
d’une bourrasque glaciale, celle-là même qui fit voler la longue
cape que portait l’étranger.
- Le m… Marchand de… de Sable…
balbutia-t-elle en déglutissant.
Elle se hâta d’ouvrir le tiroir de
sa table de chevet pour s’emparer d’une boite d’allumettes et,
d’une main tremblante, essaya de redonner vie aux bougies.
- Attendez… Euh… N’approchez pas
! cria-t-elle à demi paniquée, maudissant son incompétence à
rallumer les flammes.
Mais l’homme s’avança dans la
chambre.
- Nous avions pourtant rendez vous,
dit-il.
D’un geste de la main, la fenêtre
se ferma toute seule, laissant échapper un petit clic.
- Réessayez. Sans le vent ce sera
peut être plus facile.
Sa voix était douce et très agréable
à entendre. Légèrement feutrée, semblable à du velours.
La jeune fille se calma et parvint à
allumer les bougies. Elle fit un pas en avant afin que les petites
lueurs puissent éclairer le visage du Marchand de Sable.
Stupéfaite, Lucile resta bouche bée
devant une telle beauté. Il ne devait être guère plus âgé
qu’elle, avait des cheveux blonds et courts, un regard perçant
d’un vert émeraude et un visage aux traits réguliers,
parfaitement dessiné.
Il portait une cape noire qui lui
descendait jusque sous les mollets, une chemise de coton blanche à
jabot, un pantalon noir soutenu par une fine ceinture de cuir et des
chaussures couleur ébène.
- Lucile, je présume ? demanda-t-il
de sa voix la plus posée en lui tendant la main.
- Ou… Oui… Vous présumez juste,
répondit-elle de manière fort maladroite, trahissant sa soudaine
timidité.
Elle glissa sa main dans celle du
jeune homme qui ne la serra que très faiblement, puis s’inclina.
Cherchant à reprendre ses esprits,
Lucile demanda :
- Mais, comment… comment êtes vous
arrivé jusqu’ici ? Nous sommes haut de deux étages et votre
costume si impeccable me fait douter que vous ayez grimpé jusque là
par des moyens… physiques, dit-elle tout en se demandant si cette
dernière affirmation n’était pas mal venue.
Le Marchand de Sable regardait le
plafond, tête penchée, comme si il essayait d'en deviner la
hauteur.
- Comme cela, très chère…
Il leva lentement les bras en croix
,et tandis qu’un air doux volait dans la pièce, un sable doré,
brillant de mille feux et incroyablement fin, sortit soudain de sous
sa semelle pour former un petit monticule, surélevant le jeune homme
de plus en plus haut.
Émerveillée, Lucile ne put
s’empêcher de voir en ce garçon entouré d’or, une sorte de
représentation divine.
Le Marchant de Sable perdait de la
hauteur à mesure qu’il ramenait les bras le long de son corps. Une
fois au sol , il y eut une explosion sourde et tout le sable d’or
avait disparu , ne laissant derrière lui qu'une vaste poussière ni
aveuglante, ni étouffante, et qui s’évapora presque aussitôt.
Le jeune homme sourit et demanda :
- Vous avez du mal à croire en la
magie ?
- Non… enfin si… euh non… je
veux dire… « reprends toi Lucile » pensa-t-elle,
toujours ébahie devant ce spectacle.
- Je veux dire, jusqu’à ce soir,
pas tellement. Mais après ça, je veux bien croire en toute forme de
magie que vous voudrez…
Un petit rire s’échappa de la
bouche du marchand de sable et il ajouta :
- Connaissez vous l’histoire
d’Ulysse, Roi d’Ithaque ?
D’un air surpris, la demoiselle
répondit :
-Oui… plus ou moins, j’ai dû
l’étudier au collège mais… enfin, pourquoi cette question ?
Le jeune garçon écarta légèrement
sa cape, découvrant une large gamme de petites bourses de cuire
suspendues sur le côté de sa ceinture. Il en saisit une, l’ouvrit
et versa le contenu dans sa main gauche. Un sable brillant couleur
rose bonbon s’écoula pour former une petite pyramide au creux de
celle-ci. Il souffla délicatement dessus, et les grains dessinèrent
alors un ruban qui virevoltait dans les airs, entourant d’abord le
garçon, puis Lucile, pour enfin s’échapper par la serrure de la
porte de la chambre.
- Cela aidera vos parents à faire de
beaux rêves, et nous ne serons pas dérangés.
- Vous contrôlez les rêves ? demanda
timidement Lucile.
- Oh non, je n’ai pas cette
prétention. Disons simplement que je les guide. Rose pour les rêves,
noir pour les cauchemars. Le sable connaît son chemin et ensuite,
nous laissons œuvrer l’imagination de chacun, dit-il en souriant.
Êtes-vous prête ?
Lucile ne savait plus ce qu’elle
ressentait à ce moment précis. De l’étonnement, de la surprise,
un peu de crainte… mais Dieu que c’était bon. Tremblante
d’excitation, elle demanda :
- Prête ? Mais prête pour quoi ?
- À vivre une expérience hors du
commun chère Lucile. Il désigna du doigt le lit de la jeune fille.
Je vous en prie, installez-vous confortablement…
Ce que fit Lucile sans sourciller,
écrasant son oreiller contre sa poitrine.
D’un mouvement rapide et fluide, le
Marchand de Sable se débarrassa de sa cape. Le vent libéra alors un
courant d’air qui éteignit les bougies, plongeant de ce fait la
pièce dans l’obscurité la plus totale.
Le cœur de Lucile battait si fort
qu’elle arrivait à sentir son pouls jusqu’aux extrémités de
ses doigts.
- Ulysse, seigneur des mers…
Le Marchand de Sable commença à
conter son histoire quand tout à coup, un claquement se fit
entendre. Une vague de sable bleu commença à envahir l’espace
aérien de la pièce pour ensuite former une véritable mer de grains
qui se dandinaient au rythme d’une houle venant de nulle part.
L’embrun de l’océan parvenait jusqu’aux narines de nos jeunes
gens, et au milieu de cette étendue azure, on pouvait apercevoir un
vaisseau affrontant les vagues une à une…
Le Marchand de Sable ne faisait pas
que conter l’Odyssée, il la faisait vivre à Lucile grâce à son
sable magique. Des cascades de grains, des feux d’artifice de
couleurs, rouge, mauve, vert et bien d’autres encore, tout cela
prenait vie selon la volonté du jeune homme. Un cyclope, des sirènes
hurlantes, une sorcière transformant tout un équipage en porcs,
tout y était, et c’est avec des étincelles plein les yeux que la
jeune demoiselle dévora chaque scène.
Soudain, une explosion de couleurs
jaillit du centre de la pièce et tout le sable regagna les petites
sacoches de cuir que possédait le garçon. Le conte était fini…
- Cela vous a plu ? demanda-t-il à
Lucile qui restait littéralement scotchée sur ce qu’elle venait
de voir. Après un court silence, elle avala sa salive et dit avec
émerveillement :
- C’était… magnifique ! Comment…
comment faites-vous cela ? Toutes ces couleurs, ces sons… Oh et je
pouvais même sentir l’odeur de l’océan !
- La magie est partout mademoiselle
Lucile, il suffit de l’accueillir dans nos vies pour voir celle-ci
nous enchanter, répondit-il avec un petit sourire.
Le visage de la jeune fille devint un
peu plus sérieux.
- Vous… vous reviendrez me conter
une nouvelle aventure demain soir ? demanda-t-elle timidement.
- Je reviendrai aussi souvent que vous
le désirerez, avec à chaque visite, un conte différent. Mais à
cela, j’impose deux conditions.
Le ton sérieux, presque froid, du
Marchand de Sable intrigua Lucile.
- En premier lieu, jamais vous ne
parlerez de ces visites nocturnes, et encore moins de ce que vous y
verrez.
Ce qui arrangeait bien Lucile car soit
on la prendrait pour folle, soit on voudrait partager son secret.
Mais l’égoïsme de la jeune fille l’emportait et elle resterait
muette comme une tombe.
- Secondement, je vous interdis
formellement de tomber amoureuse de moi.
Là, Lucile manqua avaler sa salive de
travers tant cette condition lui paraissait prétentieuse…
« Je ne tombe jamais
amoureuse », pensa-t-elle presque de manière violente. Mais
soit ! De toute façon elle devait garder en tête le plan
méticuleux qu’elle avait préparé, et les maigres volontés de
cet éphèbe n’y changerait rien.
Le Marchand de Sable salua donc
respectueusement la demoiselle, lui donna rendez-vous la nuit
prochaine et s’en alla, de la même manière qu’il était venu.
Comme promis, le lendemain, Lucile tût
ce qu’il s’était réellement passé durant la nuit, allant même
jusqu’à décrire à ses deux fidèles amies un Marchand de Sable
en total opposition avec le personnage qu’elle avait découvert.
Ainsi, elle gardait jalousement son petit trésor… Sa plus grande
crainte était alors de briser ces règles et que le Marchand de
Sable ne revienne jamais.
Mais il n’en fut rien et le jeune
homme revint donc, nuit après nuit. Il adaptait chacun de ses contes
en fonction de l’humeur de la jeune fille. Si elle était triste,
il lui narrait un conte léger et plein de comédie aux couleurs
vives. Si elle avait envie de tendresse, il était capable de lui
faire vivre les plus belles histoires d’amour avec du sable doux et
chaud, et pour les nuits d’aventures, le Marchand de Sable
l’emmenait vers des terres inconnues, où de preux chevaliers
pouvaient combattre de puissants dragons. Quelques fois, le jeune
homme demandait à Lucile d’écrire des poèmes ( dont un,
particulièrement émouvant, sur leur rencontre ) qu’il mettait en
scène le soir même grâce à sa belle magie.
Leur complicité devenait telle
qu’avant chaque histoire, ils prenaient quelques minutes pour
discuter de ce que Lucile aimait, créant ainsi un peu plus
d’intimité. Et cela dura un peu plus de trois mois…
Durant tout ce temps, le caractère de
Lucile fut bouleversé, transformé pour être plus exact.
Un sentiment nouveau naissait en elle.
Finies les moqueries, les jeux coquins et malsains, plus de photo de
proie placardée dans le casier, mais des dessins d’un chevalier
sans visage aux cheveux d’or, ou autres scènes romantiques et
féeriques. Et ce petit texte caché au fond d’une enveloppe,
entièrement dédié à son prince, qui finissait ainsi:
« Essayez de vous rappeler votre
plus belle histoire d’amour, présente ou passée, cette façon
qu’a votre cœur de se serrer dans votre poitrine chaque fois que
vous le/la voyez, chaque fois qu’il/elle vous parle, vous frôle.
Ce doux tremblement indescriptible qui parcourt votre corps, et cette
boule au ventre dés que vous vous retrouvez. Et bien voilà ce à
quoi je suis rendue… Une amoureuse… »
Personne ne la reconnaissait. Elle
restait le plus souvent plongée dans ses pensées, souriait avec
douceur et s’était petit à petit séparée de ses deux acolytes
qui, ayant perdu l’élément moteur de leur perversité, se
sentaient bien seules à l’écart du monde.
Cependant, la question qui brûlait
toutes les lèvres des amoureux s'insinuait à présent en elle :
l’autre, m’aime t-il ?
Lucile brûlait d’envie de le
savoir…
Aussi, quelques nuits plus tard, la
jeune fille décida de sortir le grand jeu. Elle avala un rapide
dîner en compagnie de ses parents et inventa une soudaine migraine :
- Rien de grave papa, ne t’inquiète
pas, je monte me coucher et tout ira mieux demain… dit-elle en
mimant quelques symptômes de mal-être pour s’éclipser et monter
les escaliers quatre à quatre. Une fois en haut, elle s’enferma à
double tours et s’occupa des derniers préparatifs.
Lucile remplit la pièce de bougies de
couleur blanche et rouge et une trentaine de mèches se consumaient
lentement, faisant perler de fines gouttes le long des bâtons de
cire. Elle fit également brûler quelques bâtons d’encens
d’herbes mystiques qui, au bout de quelques minutes, faisaient
flotter un parfum enivrant dans la pièce.
Elle se coiffa, longuement, afin que
chaque fil doré de sa longue chevelure soit parfaitement étiré,
libérant toute sa sensualité. Enfin, elle quitta son ordinaire
pyjama pour enfiler une nuisette de soie rouge bordée de fines
dentelles noires, puis une subtile touche de parfum. Il ne restait
plus pour elle qu’à attendre son prince de la nuit.
Sans aucune surprise, le jeune homme
arriva au même moment que toutes les autres nuits sur le balcon de
Lucile. Toujours ce même petit vent froid, cette façon magique
d’apparaître devant elle et cette élégance qui lui était
propre.
Il s’avança lentement vers
l’intérieur de la chambre, tandis que la jeune fille, d’un pas
pragmatique, fondait sur son visiteur pour se lover contre lui.
- Pardonnez-moi, mais ce soir ne sera
pas comme les autres, aussi, il me faut vous confier quelque chose
qui me pèse, dit-elle timidement.
- C’est ce que je crois comprendre
en effet…répondit le Marchand de Sable. Il plane un parfum de
mystère et nous sommes entourés de ces danseuses de lumière… à
vous voir ainsi, je peux affirmer que vous êtes assurément la plus
belle d’entre elles.
Lucile se mit à rougir.
- Je euh… je…
- Allez-y, détendez-vous et dites-moi
tout, ajouta le jeune homme qui cherchait à apaiser la demoiselle.
- Reprends-toi Lucile…
chuchota-t-elle avant d’avouer finalement que : Je vous aime !
Elle leva son visage et alla coller
ses lèvres contre celles du Marchand de Sable.
Après ce léger baiser, elle recula
tête baissée jusqu’au bord de son lit, se demandant si le jeune
homme avait apprécié. Si elle s’était attardée ne serait-ce que
quelques toutes petites secondes sur le regard de son amoureux, elle
aurait peut-être remarqué la pupille de ses yeux virer au rouge
sang… Mais il n’en était rien car poussée par ce que lui
dictait son cœur elle poursuivit :
- Je ne sais pas si pour vous… oh et
puis zut… c’est vrai, je ne connais même pas ton prénom…
dit-elle en riant nerveusement avant de continuer : mais voilà, je
suis tombée amoureuse de toi, de ce que tu es, j’aime ta façon de
me regarder, de me parler, de me faire rire ou de m’émouvoir. Je
sais au fond de moi que tu es celui que j’attendais parce que tu as
tout changé chez moi, tu me rends heureuse et… et ce soir, je
voudrais que l’on scelle notre amour…
Elle s’allongea de manière douce et
sensuelle sur son lit, tandis que le jeune homme lui demanda d’une
voix qui avait quelques peu changée :
- Es-tu sur de ce que tu désires
?
Sans se soucier de ce petit détail,
Lucile ferma les yeux et répondit d’un tendre
murmure :
- Oui, plus que tout…
D’un violent revers de la main, le
Marchand de Sable ôta sa cape et, par le vent qu’elle projeta,
éteignit toutes les bougies. Seul le clair de lune éclairait la
chambre désormais.
Le jeune homme souleva le drap bordé
au pied du lit et pénétra tête première dans la douceur.
Une sensation exquise parcourut le
corps de la jeune fille, remontant le long de ses jambes, s’attardant
sur ses cuisses, frôlant son intimité pour s’arrêter au niveau
de son nombril. Un frisson d’excitation fit vibrer tout le corps de
Lucile et un gémissement de plaisir s’échappa d’entre ses
lèvres lorsqu’elle appuya délicatement de ses mains sur la tête
du garçon, priant celui-ci de redescendre légèrement plus bas…
Mais une main sortit des draps, une
main ridée, sèche et griffue. Une main que Lucile ne vit pas et qui
déversa quelque chose sur la bouche de la jeune fille.
- Mais qu’est-ce que… Lucile ne
put finir sa phrase car la chose se durcissait, l’empêchant de
parler.
- Le sable d’Harpocrate, comme
ça, tu fermeras peut-être ta sale petite gueule !
Lucile plongea dans l’horreur
lorsque le véritable visage du Marchand de Sable vint se coller au
sien.
- On va enfin
pouvoir s’amuser !
Le doux visage du jeune homme s’était
métamorphosé en une grimace hideuse aux yeux rouges, au nez aquilin
et à la bouche complètement gercée laissant échapper de fines
lignes de sang chaque fois que celle-ci s’étirait. Derrière elle
se cachait une rangée de dents noires charbon qui ne retenaient
aucunement son haleine fétide, mélange de sang, de vomi et de
pourriture.
Son menton en pointe caressait celui
de la jeune fille.
- Tu… tu sais… tu sais, je
crois que je vais passer un agréable moment avec toi ! dit-il en
riant, un air de folie non dissimulé dans la voix. Toi en
revanche… c’est moins sûr ! cria-t-il en déboutonnant son
pantalon.
Il cramponna les mains de la jeune
fille quand soudain, un éclair terriblement douloureux vint frapper
l’intérieur du corps de Lucile. Le Marchand de Sable sévissait en
elle avec une violence insoutenable. Elle ne connaissait rien de
l’amour physique, mais ce sexe qui pénétrait son corps comme un
poignard, la transperçant jusque dans l’estomac était si fort, si
dur, que tout cela semblait surnaturel... une fois de plus.
Des larmes rondes comme des perles
roulaient sur les joues de la malheureuse qui cherchait à se
débattre de toutes ses forces, ce qui émoustilla le Marchand de
Sable.
- Oh ! Tu pleures ?
demanda-t-il en feintant la tristesse.
Il essuya les gouttes de sel de ses
doigts sales et griffa au passage la joue de Lucile qui pour la toute
première fois n’échapperait pas à une cicatrice.
- Tu le savais
pourtant, je t’avais bien prévenue hein, mais tu as…
LAISSÉ… ENTRER…
LA BETE ! cria-t-il,
donnant à chacun de ses arrêts un coup de reins puissant à
l’intérieur de la jeune fille, laquelle poussait des cris
étouffés.
Le Marchand de Sable poursuivit son
sinistre plan et avec un certain amusement, enleva tout espoir de
salut à Lucile :
- Ah oui, j’oubliais :
n’espère pas que qui que ce soit puisse entendre ma joie que,
je t’avoue j’ai du mal à contenir… ricana-t-il essoufflé…
mais, lorsque je suis sous mon véritable aspect, nul ne peut
m’entendre si il n’est pas dans la même pièce que moi ! Il
éclata d'un rire gras et terrifiant.
Lucile pleurait et se secouait dans
tous les sens, espérant se libérer de cette étreinte infernale.
Au bout de longues minutes
interminables, le pervers vint en elle et la jeune fille sentit un
jet glacé lui parcourir l’entrejambe. Mais alors qu’elle pensait
sa peine terminée, le Marchand de Sable repartit de plus belle, sans
que sa vigueur n’oscille ne fusse qu’une fois.
Lorsqu’une heure d’abus fut
passée, Lucile ne trouva plus la force de se battre et se laissa
manipuler tel un pantin désarticulé, dont les membres ne tenaient
en l’air que lorsque ceux-ci étaient maintenus par son bourreau.
Celui là osa les atrocités les plus obscènes sur la jeune fille.
Aucun esprit, même le plus dérangé ne pourrait avoir autant
d’imagination. Il arracha sa nuisette rouge pour laisser tantôt
ses mains, tantôt sa langue, parcourir le corps délicieusement
sucré de sa proie.
Ce ballet maudit dura jusqu’aux
aurores. Le Marchand de Sable relâcha Lucile qui rebondit sur son
lit comme lorsque l’on jette un vulgaire ours en peluche. Il
s’écroula par terre, essoufflé puis haleta :
- Je suis venu en toi trois fois
cette nuit. La première pour préparer ton corps à sa venue,
la deuxième pour qu’il s’implante dans ton ventre et la
troisième pour que tu le mettes au monde plus vite !
Les premiers rayons du soleil
pénétraient dans la chambre de Lucile et le Marchand de Sable,
comme traîné sur le sol, sortit doucement.
- Dans trois
mois, je reviendrai chercher ma femme et mon enfant…
réussit-il à dire, avant de disparaître.
L’on dit alors que l’on retrouva
Lucile dans un état de choc avancé (son père découvrant la scène
en premier, parla même d’une toile peinte par le diable), nue ,
ensanglantée, respirant à peine, les yeux écarquillés presque
sortis de leur orbite.
Trois mois après, une équipe de
médecins s’acharnaient à faire accoucher cette jeune maman dont
les parents avaient tu la grossesse ( après tout, qui pourrait
croire qu’une jeune fille serait à terme au bout de seulement
trois mois ? ). Tous pleuraient ce moment plus par l’état de
délabrement mental dans lequel se trouvait la petite que par la
venue de cet enfant issu d’un viol.
En effet, elle ne s’alimentait plus,
ne se lavait plus toute seule et de sa bouche ne sortait mot. À
l’exception de ce hurlement déchirant, semblable à celui d’une
banshee Irlandaise qui raisonnait chaque nuit, à l’heure où
habituellement le Marchand de Sable pénétrait dans la chambre…
L’accouchement se passa excellemment
bien mais tous eurent un mouvement de recule face à ce petit être
hideux, ridé, au nez aquilin et au menton pointu.
- C’est… c’est une fille,
balbutia de façon à peine audible la sage femme qui s’occupait de
Lucile.
Le cœur de celle-ci s’arrêta de
battre au moment où son regard croisa celui du nouveau né.
Le désespoir ne signe jamais de bail
lorsqu’il s’installe dans une maison. Car après avoir perdu leur
fille unique, les grand parents ne retrouvèrent pas l’enfant au
matin, celui-ci remplacé dans son berceau par un petit tas de sable
noir.
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